Date de l'evenement : 19 au 22 décembre 2002
Lieu : Hôtel El Mouradi - Douz
Auteur : Moncef M'halla ( )
Texte de l'intervention
Désormais, le Sahara tunisien est abandonné par sa population au point que l’on peut dire qu’il est déserté, alors qu’ il n’était pas auparavant, loin de là, un no man’s land. Ouvert aujourd’hui au tourisme saharien, il est parcouru non pas à dos de chameau, cette barque du désert, mais par des véhicules tout terrain dont le dernier modèle Wolkswagen n’a pas trouvé mieux que d’être baptisé Touareg. Evoquer et faire connaître cet espace écologique, autant pour ses anciens occupants qui en gardent la nostalgie que pour le touriste lancé, par-delà le mythe, à sa conquête, est l’objectif de cette présentation du mode de vie nomade dont la contrée offre, encore dans un passé proche, l’exemple vivant.* Dans le Sahara, le plus clément des déserts, les « gens du sable », Ahl ar-rimàl, ont maintenu ce mode de vie avant de s’éteindre. Et avec la sédentarisation définitive, c’est tout une civilisation nomade qui, en dépit de sa pérennité, s’évanouit sans laisser de traces matérielles, étant construite sur le vent. Seule la tradition orale à caractère épique est à même d’en rendre compte et particulièrement la poésie, la meilleure manière de mémoriser, qui en est le témoin.
Le dernier réduit de la vie nomade que connaît historiquement tout le pays se localise précisément dans le Sud-Ouest, à la limite d’une zone d’oasis pré-désertiques servant de point d’attache à une population nomade qui a fini par être absorbée par des cités oasiennes urbanisées. Mais alors que, il n’y a pas plus d’un siècle, la tribu comme forme d’organisation sociale et le nomadisme comme mode de vie, étaient répandus dans tout l’interland du pays, c’est surtout dans cette région et particulièrement chez les Mrazigue qu’on s’enorgueillit encore d’appartenir à la tribu, quoique ramenée à la ville de Douz où elle reste à l’honneur, alors qu’elle est généralement tenue ailleurs pour un stigmate, du moins volontairement ignorée, voire reniée, au point de s’effacer de la mémoire vivante.
Ainsi, en déclinant son identité sociale, la référence n’est plus la tribu d’origine mais l’appartenance au centre urbain de résidence le plus proche. Une personne issue, par exemple, de la tribu des Hmamma ne répond plus de son origine mais se rattache plutôt à la ville de Gafsa ou de Sidi Bou Zid ; celle appartenant à la tribu des Zlass se proclame comme étant de Kairouan ; alors que les Mrazigue, entre autres, affichent d’emblée, fièrement, avec même un certain orgeuil, leur identité tribale ; une manière de dire avec le poète Salah Guermadi : « Nos ancêtres les bédouins ». Mais plus qu’une fidélité à un passé, c’est une tradition vivante qui se traduit socialement et spatialement dans la ville des Mrazigue : Douz, dont le nom ne sert pas à désigner l’appartenance de sa population. Cette tradition bédouine se rattache à l’Islam premier où la généalogie est la seule manière d’identification sociale. Le khalife Omar aurait averti les Arabes : « Ne soyez pas comme les Nabatéens de Mésopotamie : quand on demande à l’un d’eux son origine, il répond qu’il est de tel village »[1].
Il importe bien de rappeler, à l’encontre d’une mémoire oublieuse, la généralité du fait nomade dans l’ensemble du pays, à l’orée du XXème siècle. Dans sa Muqaddima, Discours sur l’histoire universelle, à un chapitre intitulé « La rareté des villes en Ifriqyia», Ibn Khaldoun reconnaît que « sa population est en majorité bédouine », contrairement à d’autres pays comme l’Espagne (al andalus), le pays du Levant (as shàm), l’Egypte et l’Iran , « où la civilisation est entièrement ou en majorité villageoise et citadine »[2], écrit-il. C’est ainsi que, par opposition à ceux-là, précise-t-il avec insistance :« La population d’Ifriqyia est entièrement ou en majorité bédouine. Elle vit sous la tente, se déplace à dos de chameaux et s’installe dans les montagnes. » Cette description emphatique à dessein, dans une approche comparatiste, servant à en ressortir les particularités, reste valable six siècles plu tard.
A la fin du XIXeme siècle, la population urbaine de la Tunisie, soit l’Ifriqyia, est de l’ordre de 15 à 16% de la population totale[3]. Les villages côtiers, ceux des oasis et quelques noyaux de sédentarité enclavés, sont tous cernés par une population nomade; tout l’interland est le territoire des tribus. Du Nord au Sud de la Tunisie, l’habitat de cette population est « la villa ambulante », comme la désigne Ch.Monchicourt4, cette tente dite beit eshacar ou « maison de poils », partout semblable, faite de poils de chameau et de chèvre. Dans une économie agro-pastorale, les bédouins vivent de leurs troupeaux et de la culture céréalière, en mobilité constante, alternant dispersions et regroupements, et, selon les saisons, habitant tantôt la tente, tantôt des huttes en branchages. Différent de la transhumance qui ne concerne que le mouvant du bétail, le nomadisme n’est pas une technique pastorale assurée par des bergers, mais un mode agro-pastoral d’occupation et d’exploitation de la terre par toute une population tribale en mouvement régulier, se déplaçant en fonction des alternances saisonnières. La migration peut être à courte distance entre la plaine et la montagne, ou plus ample, à travers la Steppe, ou encore entre celle-ci et la Tunisie Septentrionale ; comme elle peut, au Sud, porter les nomades des oasis pré-desertiques au fond du Sahara. Quelque soit l’échelle du mouvement, le balancement régulier et périodique caractérise ce genre de vie.
A l’époque précoloniale, la distinction nomadisme/semi-nomadisme serait artificielle. Elle a été introduite par le savoir colonial intervenant sur le terrain à un moment où la tendance de l’évolution est à la sédentarisation, distinction reprise et consacrée depuis dans le champ de la recherche socio-historique. Ainsi par exemple tout en se situant au XIXème siècle, A. Martel considère la tribu des basses steppes, les Hmamma, comme étant « semi-nomade »5, alors que sa population entièrement nomade n’a toujours eu pour habitation que des tentes, n’ayant jamais habité sous un toit en dur. Comme concept et comme réalité, le semi-nomadisme correspond, en fait, au déclin du nomadisme dont il constitue la forme régressive. En général, quelque soit l’aire géographique, l’orbite migratoire est dessinée par la mouvance du nomade, serait-ce dans le Grand désert, toujours périodique, marquée par des phases de pauses régulières à des points précis . Il n’y aurait de semi-nomadisme que dans l’hypothèse illusoire d’un nomadisme pur
La fin du nomadismeo:p>
A propos du nomadisme, une ethnologie passéiste entretient un discours continuiste par lequel on rattache le passé au présent, liant « Nomades d’hier et d’aujourd’hui », en ayant foi le seuil d’inflexion et le point de rupture de ce mode de vie afin de prendre acte de son déclin et de la fixation définitive des dernières tribus nomades de la région du Sud-Ouest. A l’enquête, la tâche est ardue, étant donnée la résistance des informateurs à reconnaître la fin du nomadisme qu’ils ne pratiquent pourtant plus, mis dont le souvenir sert à maintenir mentalement le lien affectif avec cet espace qu’ils ont abandonné, le Sahara. La réponse qui ressort, ne variatur : mà zilnà nirhlù, « on nomadise encore » , ou du moins « il y a des gens qui le font encore », prenant ceux-ci pour preuve. Pour eux, le fil de l’histoire n’est pas à rompre, il n’est autre que celui de la vie du groupe dont on perpétue la mémoire, en préservant son identité ; ce qui rend difficile la reconnaissance d’une telle rupture qu’elle soit vécue comme un progrès ou plutôt comme une fêlure.
Suivons sur le terrain le processus de fixation des tribus de la région. Dissolue très tôt, celle des Ouled Yagoub ne nomadise plus et déjà en 1950, un rapport la présente, en exemple, comme « un cas concret de sédentarisation ».7 Celle-ci est intervenue à la suite de la « pacification » du pays, c’est-à-dire du contrôle militaire du territoire par l’armée française d’occupation, qui a fait perdre à cette tribu, ayant la qualité « d’ aristocratie guerrière », sa fonction essentielle. Au passé glorieux, cette tribu qui comptait un grand nombre de cavaliers, tirait ses ressources , en plus de l’élevage, des redevances que lui procure son rôle de protectrice des sédentaires qu’elle pressure et des tribus alliés auxquelles elle s’associe dans la nomadisation. Etant disloquées, les familles qui en sont issues se sont dispersées dans les villages du Nefzaoua où il leur furent cédées, en proportion à leur prestige, des jardins crées en extension des oasis mis en valeur par les nouvelles sources artésiennes. Mais, étant donné leur mépris du travail de la terre, elles les font cultiver par des oasiens avec lesquels elles passent des contrats de complantation (mughàrasa ) ou de métayage au quint, khammasa, ou bien par des esclaves noirs achetés auparavant de Ghadames ou d’El Oued. Certains des Ouled Yagoub connus pour leur vertu de commandement trouvent refuge dans l’administration et notamment, pour leur qualité de cavaliers, dans le corps de la garde montée (mkhàznia). Dans leur ensemble, les Ouled Yagoub se sont fixés dès le début du XXème siècle dans une dizaine de villages oasiens du Nefzaoua qu’ils dominaient auparavant et auprès desquels ils passaient l’automne. S’ils continuent jusqu’aux années quarante à envoyer en transhumance leur bétail, ils ne participent pas, pour la plupart, à la nomadisation. En effet cette tribu nomade est déjà, vers 1950, « presque entièrement sédentarisée ».8
La tribu nomade des Mrazigue passe l’automne dans les deux villages voisins de Aouina et Douz où se trouve leurs saints patrons al Ghouth et de Mahjoub. Elle continue au début de l’époque coloniale à mener une vie pastorale qui repose essentiellement sur l’élevage d’un cheptel varié qu’elle accompagne dans ses déplacements au Sahara. L’élément qui change le rapport au village et à son terroir est le creusement à Douz, par les autorités coloniales, de deux puits artésiens, le premier en 1909 et le second en 1913. Par la répartition entre les Mrazigue des terres irriguées, la politique coloniale vise à les fixer. Mais la constitution d’une nouvelle palmeraie n’a pas altéré la vie nomade. De même, on n’a pas réussi à les intéresser au commerce dans l’espace marchand du souk de Douz sur l’aire duquel a été construit un nouveau marché dont on a procédé à la distribution des boutiques. On nous rapporte, ce qui leur semble aujourd’hui comme une aberration, l’attitude d’une personne désignée pour avoir une boutique mais qui a dû soudoyer le cheikh pour se dégager de cette offre gratuite.
L’excentricité de la région maintient longtemps les Mrazigue dans une certaine autarcie qui ne tarde pas à être entamée par son intégration dans une économie marchande. Les années de sécheresse sont alors durement ressenties, notamment celle de 1936, dénommée « l’année de la sécheresse noire », cam az-zimma as-sawuda ; les arbres s’étant desséchés ayant pris la couleur de la chèvre noire, le troupeau décimé. Si le nomadisme connaît une phase de régression, il demeure le seul mode de vie des Mrazigue jusqu’à ce qu’une suite d’années de sécheresse, de 1944 à 1948, signale le début de son déclin. Et c’est surtout l’année 1948 qui reste dans la mémoire considérée comme étant fatidique. Elle est dite l’année du « grand tourbillon de poussière », al ghabbàri ; terme dont le sens ancien désigne la catastrophe et la calamité dévastatrice. Cette date marque le tournant qui annonce le début du processus de sédentarisation et à partir duquel le bédouin est amené à s’exercer à l’activité agricole et à se fixer dans des maisons en dur qu’il apprend à construire lui-même. J.Seran note à la fin des années 40 que « c’est ainsi que l’on peut assister à une véritable nuée de ces non terriens vers la terre qui leur apparaissait maintenant, dans la noyade générale, comme la plus précieuse des bouées de sauvetage »9. Cette tendance se manifeste par l’abandon de la tente et l’engouement pour le bâti. Mais, loin d’être l’objet d’un choix pris de gaîté de cœur, « la construction d’une maison à laquelle participe toute la famille constitue une occupation de mauvaise année »10. Et contrairement à ce qui peut paraître comme un progrés évident, « chez les Merazigues, comme le souligne J.Seran, : ‘ Quand va le bâtiment, rien ne va plus’ ». En effet, « on n’a jamais tant construit à Douz qu’en 1947-1948, année de grande misère ».11
La tendance vers la sédentarisation est, à son début, mal vécue puisque pressentie au milieu des années 30, elle est ainsi relevée dans une appréciation négative par un informateur dont l’ethnologue G. Boris a enregistré le propos, résumé en une formule sentencieuse : « Màhu-l-hdami illi wattan bàd ». Traduisons largement : « N’est-il pas vrai qu’une vieille tente , en étant pliée lors d’un long séjour de sédentarisation, se délabre »12. Deux mots clés employés dans cette formule ont chacun un double sens : au propre, utilisé dans la traduction, et au figuré avec une insinuation marquée et explicite. Le mot al hidm signifie au premier degré tout tissu de poils de chameaux et de chèvres, vieux et usé, et particulièrement celui de la tente en mauvais état. Sachant qu’en général, la tente, à la vieille de chaque départ en nomadisation, est reprise, certaines de ses bandes (flij) sont remplacées. Mais, par ailleurs le verbe ihaddam renvoie au fait de plier la tente et de l’abattre, comme il comporte surtout au figuré le sens de ruiner, déshonorer. Et c’est ce sens là qui prévaut dans le contexte. L’autre terme, le verbe bàd qui signifie s’user, se délabrer, est aussi employé dans le parler Mrazigue dans « une expression mystérieuse », souligne G. Boris, comme formule de malédiction : « ihott badda », c’est-à-dire : « qu’il soit ruiné (ou détruit) ». Ainsi, pour le nomade, perdre l’usage de la tente, qu’il chérit tant, est un malheur et un déshonneur en annonce de sa perte. Et quand le coup de grâce ultime lui fut porté, il déclare forfait en reconnaissant selon une formule : « casser le bâton », kassar al asa, bâton qui renvoie à celui du berger mais qui a aussi le sens de troupeau d’animaux.
Progressif, le recul du nomadisme prend la forme d’une diminution de la durée de la migration, de la réduction de la population migrante, transit vers la sédentarisation complète. C’est à partir du début des années 50 que la plupart des familles ne partent plus en nomadisation, nous dit-on. Mais la fixation définitive est alors loin d’être achevée, elle se prolonge au-delà de l’Indépendance (1956). En 1963,on signale, que chez les Mrazigue de Douz Gharbi, « sur une population qui comprend prés de 600 familles, 50 tentes seulement parlent en nomadisation »13. A cette époque, pour l’ensemble de la région, les nomades ne dépassaient pas, en 1966, 1062 ménages.
Avec un décalage chronologique d’une décade, la tribu voisine des Adhara se fixe définitivement au cours des années 70 et plutard, dans les villages de Ghelisia, Nouaïel et as-Snam, entre autres. Chez les tribus des Ghrib et de Sabria, assez reculées pour mieux résister à la sédentarisation ; celle-ci ne s’accomplit qu’ultérieurement.
Sur un territoire limité par la frange méridionale du Chott Djérid et qui s’étend dans l’Erg Oriental du Sahara, la tribu des Ghrib marque habituellement la pause au cours de l’automne en séjournant à des points de verdure que constituent les petits oasis, bouquets de palmiers nourris par des sources naturelles souterraines, dits zira-s, ainsi que dans les deux villages oasiens de Jercine et Blidet. La tribu de Sabria qui lui est associée a de son côté comme point d’attache l’oasis-village du même nom. La nomadisation durant neuf mois par an impose à la population une vie pastorale, au milieu de son troupeau, qui s’est maintenue au cours des la première moitié du XXème. Seulement, la terrible famine due à la sècheresse des années 1947-1948 a causé la perte d’une importante partie du cheptel dont la conséquence retenue de triste mémoire a été l’interruption de la nomadisation au cours de cette année. Néanmoins, contrairement aux Mrazigue, chez les Ghrib le troupeau d’animaux, moins endommagé, a été aussitôt reconstitué.
L’intéressement des nomades à la culture du palmier dans des oasis créés ex nihilo grâce au forage de puits artésiens a été le point de départ d’un processus de sédentarisation qui s’étale sur près de 50 ans pour englober l’ensemble des fractions de la tribu Ghrib. La source d’al Faouar paraît en 1947 et les terres qu’elle irrigue furent distribuées en 1953, réparties entre les deux tribus de Ghrib et de Sabria. Pour garder les jardins qu’on fait cultiver par des éléments étrangers, certaines familles s’y sont fixées, construisant quelques maisons au début des années 50. Mais la population reste, dans son ensemble, nomade et vit encore sous la tente.
En concomitance avec la forte diminution du cheptel camelin (qal-l-bil, dit-on) dont le manque retient les gens sur place, intervient en 1966, la construction à El Faouar d’une école qualifiée ironiquement de « chamelle blanche », an-nàga-l-bidha, en raison de ses murs chaulés, alors qu’une telle chamelle est en soi un porte-bonheur. L’expression comporte une certaine ambiguïté. Ce n’est plus la chamelle mais plutôt l’école qui est censée nourrir les enfants. Mais par ailleurs, le blanc renvoie au néant, l’heureuse tente n’est-elle pas noire. Dès lors, on commence à construire des maisons à El Faouar, par l’argent provenant de la vente des chameaux. On avance 1976 comme date de la fixation des nomades dans ce village à propos de laquelle on porte aujourd’hui une appréciation qui, sans être contradictoire, révèle la dualité d’une réalité jugée à posteriori. On l’attribue en fait autant à la disette causée par la sècheresse qu’au bien-être : az-zimma wa-l-khir.
Contrairement à celles fixées à El Faouar, nombreuses fractions de la tribu des Ghrib, retirées plus à l’Ouest, continuent à vivre en nomades à la fin des années 70. Et ce n’est qu’à la suite du forage, en 1977, des puits de Rjim Maatoug et de Bir Matrouha que les derniers nomades sont associés à l’activité agricole et fixés dans cet oasis à partir des années 80. Pour l’ensemble de la région, la sédentarisation définitive des éléments tribaux s’accomplit progressivement, puisqu’alors qu’ils représentent la moitié de la population au moment de l’instauration du Protectorat en 1881, ils ne sont plus que 8% de la population totale dans les années 1990.
L’oasis, qui a toujours été une station de pause dans le cycle de la vie nomade, finit par retenir le bédouin et le fixer définitivement dans un espace oasien qui prend de l’extension, alors que la tribu comme telle disparaît. Ayant dans un développement préliminaire pris acte de la fin d’un nomadisme résiduél, marquant ainsi la rupture avec le passé, on se rapporte dans cette étude au XIXème siècle pour s’intéresser particulièrement à la tribu, à son rapport avec l’oasis, à son mode d’occupation de vastes terrains de parcours sahariens et d’une manière générale aux types de relations sociales dans la société bédouine, en se servant de la théorie khaldounienne comme grille de lecture.
Les fondements de la société bédouine
Le processus de sédentarisation à travers tout le pays est clos dans les confins Sud-Ouest, au vingtième siècle finissant qui constitue le terminus ad quem, alors qu’il s’est déclenché à la fin du XIXème siècle, dont c’est le terminus a quo, limite temporelle qui marque l’annonce de la fin d’un système social global bipartite départageant d’une manière tranchée : citadins et bédouins. C’est sur la base de ce clivage social, décrit et formalisé, qu’Ibn Khaldoun construit au XIVème siècle sa théorie sociologique dont on peut vérifier la validité encore au XIXeme siècle. L’objet central de sa réflexion, dans la Muqaddima, est la « nature de la civilisation » qui prend deux formes : « la civilisation citadine (ou sédentaire) », al c umràn al hadhari et la « civilisation bédouine », al c umràn al bedaoui . On peut se demander : bédouin ou nomade ? En fait, le concept « bédouin » recouvre selon l’intention explicite d’Ibn Khaldoun aussi bien la vie rurale que la vie nomade. Mais celle-ci telle qu’elle s’est perpétuée jusqu’au courant du XXème siècle n’en est alors que le succédané, car la nomadisation en soi n’est à elle seule qu’un aspect ou plutôt n’est que la forme extérieure du bédouinisme, al badàwa, dans sa réalité historique. Pour l’examen de la société bédouine, qui relève de l’archéologie, telle qu’elle apparaît localement dans la région du Sud-Ouest à la veille des temps modernes, on n’est pas mieux outillé que par la sociologie d’Ibn Khaldoun qui en dégage les traits caractéristiques la définissant. On reconnaît à celle-ci une affinité avec la sociologie compréhensive de Max Weber par le recours, en tant que moyen heuristique, à la construction d’idéaltype qui permet de faire ressortir la signification culturelle du phénomène .
Il est nécessaire de rappeler qu’on élabore un idéaltype en accentuant unilatéralement certains points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, qu’on ordonne selon ces points de vue pour former un tableau de pensées cohérent et homogène. L’approche idéaltypique consiste à dégager les traits caractéristiques distinctifs, sélectionnés dans la réalité, et de saisir les relations entre les phénomènes concrets. En tant que « concept abstrait de relations », l’idéaltype est une représentation idéelle d’une totalité historique singulière dont on saisit la signification culturelle spécifique.
Pour Ibn Khaldoun, si la civilisation humaine, al cumran albashari, est une, elle prend en fonction du mode de vie, nihla fi-l-ma càsh, deux formes antithétiques. Il en construit deux idéaltypes dont il compare les éléments respectifs qu’il met en parallèle, terme à terme. Par cette approche comparatiste, se dégage des deux constructions idéaltypiques non pas leur antinomie mais plutôt la signification culturelle de chacune des deux réalités sociales. « Construction abstraite », la description que fait Ibn Khaldoun de la société n’est pas le « modèle » qu’on retrouve comme tel dans la réalité. Quand à sa dynamique, il en dégage la nature des relations entre ses deux composantes essentielles, qui sont fonction d’un rapport de force variable, plutôt qu’un schéma d’évolution obéissant à un quelconque déterminisme historique. Pourtant, la sociologie contemporaine croit trouver dans la Muqaddima le « modèle théorique de l’histoire socio-culturelle musulmane des dialectiques maghrébines », selon J.P. Charnay, entre autres14 . En l’appliquant au Maghreb, A. Zghal vérifie la conformité de ce « modèle de la dynamique de la société »15 à l’histoire effective. Alors que, plutôt qu’une philosophie historique ou une sociologie empirique, la Muqaddima comporte une théorie sociologique dont la méthode s’apparente à l’approche idéaltypique de M.Weber.
La proposition fondamentale, comme hypothèse de base, avancée par Ibn Khaldoun est que la vie sociale repose sur l’esprit de clan ou l’esprit de corps, al-casabya, qui en tant que force, exprime autant la vigueur que le relâchement de tout lien social et commande par la même la naissance, l’apogée et le déclin des dynasties dont la durée de vie n’est que de quelques générations, étant donné qu’au cours de l’histoire elles se succèdent les unes aux autres dans un mouvement répétitif selon le principe de l’éternel retour, pourrait-on dire. Telle est, en résumé, la perspective et le cadre de sa pensée sociologique, qui, comme chez Weber, requiert une part d’intuition, cet intuitionnisme consacré par H. Bergson comme forme de connaissance.
Primitif et essentiel, « l’esprit de clan », casabiya, est le propre et la « civilisation bédouine » considérée comme étant antèrieure à « la civilisation citadine ». Il est le principe de base de l’organisation sociale des tribus définies comme étant des groupements humains unis par ce lien fondateur, al qabàil ahl casabya, dit-il. Qu’il soit doué d’une force ou atonique, quelque soit l’usage qu’il en est fait, « l’esprit de corps » serait de la même nature que, osons la comparaison, ce que Nietzsche désigne par « volonté de puissance » et Bergson par « élan » ou « énergie vitale ».
Forts de la cohésion sociale qui les unit, les bédouins sont, estime Ibn Khaloun, « plus courageux que les citadins ». Ainsi, écrit-il : « Ils prennent en charge leur autodéfense, ne se fiant qu’à eux-mêmes. C’est pour cela qu’ils sont toujours armés ». Leur mode de vie les amène à « se retirer dans des espaces non habités et dans le désert, guidés par leur intrépidité, ne se fiant qu’à eux-mêmes. L’intrépidité est devenue un trait de leur caractère et le courage leur nature »16.
Se tenant à distance des villes gardées derrière leurs remparts par une garnison militaire, les bédouins, «échappent aux lois gouvernementales », al ahkàm as-sultaniya. Et de part le caractère de « sauvagerie », at-tawahush, devenue une seconde nature, une « saine sauvagerie » peut-on dire, ils restent « hors de portée de l’emprise de toute autorité et échappent à la soumission au pouvoir politique »17. Mais dans le cadre de la « civilisation bédouine », l’espace est ouvert à l’hostilité guerrière des tribus. Il écrit : « Leur campements sont défendus, contre l’ennemi du dehors, par un groupe composé de jeunes nobles de la tribu réputés par leur courage. Leur défense et leur résistance ne prennent effectivement de la valeur que s’ils sont mus par un esprit de clan comme étant d’une ascendance commune, nasabin wàhid »18.
Dans une société où la parenté est la forme d’organisation sociale, « l’esprit de clan, écrit-il, provient de la cohésion du lignage, iltihàm fi-nasab ». En effet, explique-t-il, s’agissant d’une « tendance naturelle » , nazca tabicya , du lien de parenté naît cette prédisposition à la défense du groupe, nocra, et à l’entraide mutuelle. Mais si la parenté, nasab, est à la base de la cohésion sociale, celle-ci peut être obtenue par des liens d’une autre nature. En effet, ce sont les relations de clientèle, wala, et d’alliance, hilf, qui en assurent la même fonction, tiennent lieu de parenté, mà fi macnah . Il écrit : « Le lien qu’implique la relation de clientèle(wàla), est semblable à la cohésion née de l’ascendance commune ou du moins s’en approche »19, précise-t-il. En distinguant les trois types de cohésion, fondés sur les relations de parenté, de clientèle et d’alliance, Ibn Khaldoun prend le discours idéologique sur la parenté pour ce qu’il est, puisqu’il avertit que celle-ci n’est pas de nature biologique mais purement sociale. Il écrit : « L’utilité de la filiation est en raison de la cohésion qu’implique obligatoirement une telle relation de parenté ayant pour motif le soutien mutuel et l’affection ». A la considérer sociologiquement, « la filiation, reconnaît-il, est une chose fictive, ‘amr wahmi, et non une réalité, ghayr haqiqi, (plutôt dénuée de vérité), son bienfait tient à cette communion et à cette cohésion »20. Il considère la pureté de la race comme étant exceptionnelle, par rapport à « la confusion des lignages, « ikhtilàt al ansàb », à propos de laquelle il cite l’exemple des tribus berbères se disant arabes. Ainsi, entre autres, « les zenètes prétendent être, dans leurs ensemble, arabes »21.
Si le but virtuel des tribus puissantes, « sauvages », mutawahhicha, est de conquérir le pouvoir et de fonder une dynastie, pratiquement, la tendance à la domination d’autrui, attaghallub ,s’exerce au sein de la société bédouine dans le rapport de force entre les tribus et surtout dans les relations de celles-ci avec les sédentaires et les gens de la plaine qu’elles assujettissent. A ce propos Ibn Khaldoun écrit : « Les plaines, el basàit, sont livrées au pillage des arabes et en proie à leur avidité en raison de l’absence des troupes de sécurité et de la faiblesse de l’Etat. Ainsi, les Arabes y font des incursions, des pillages et attaques répétées parce qu’il s’agit de territoires accessibles. Sa population finit par leur être soumise, maghlùbina lahum ».22 Pour accentuer à dessein ce trait caractéristique, Ibn Khaldoun écrit, en termes hyperboliques : « Les Arabes en raison de leur nature sauvage sont des pillards et des destructeurs ». Dans un passage célèbre ayant pour titre : « Les Arabes causent la ruine, kharàb, de tout pays conquis », il fait ressortir avec emphase cet aspect de la vie nomade dont l’exagération est soulignée par la négation de la civilisation citadine. Parmi ces traits : l’insoumission au pouvoir de l’Etat, le nomadisme (ar rihla), la volonté de domination, le pillage par la force des armes comme source de vie, l’habitat de la tente, l’anti-maison... Mais ces Arabes, sans que cela ne relève du paradoxe en raison de la méthode idéaltypique de l’approche compréhensive, sont considérés par ailleurs, au regard des citadins, plus proches de la nature, plus simples, plus portés vers le bien, aqrab ila-l-khayr. En fait, sous sa forme ultime, « la civilisation citadine » décadente ou « la civilisation bédouine » ensauvagée ne sont que les extrêmes d’un syllogisme, qui apparaissent comme des états paroxystiques.
Le tableau idéaltypique de la « civilisation bédouine » dans sa forme courante en fait ressortir les composantes essentielles : une organisation sociale lignagère mue par un esprit de corps, casabiya, défendue par la force des armes et dirigée sur le mode de la chefferie, riàssa. Le mode de vie y est nomade, fondé moins sur l’agriculture que sur l’élevage et les besoins sont limités au « nécessaire », dharùri, soit au niveau élémentaire de la rusticité. En tenant compte de la formalisation, sa description sert de grille de lecture à une enquête historique sur la région du Sud-Ouest à la fin du XIXème siècle, à partir d’une documentation constituée immédiatement à la suite de l’occupation coloniale, complétée par des enquêtes ethnographiques ultérieures. Les Archives du Gouvernement Tunisien sont d’un recours utile pour révéler la profondeur historique des données. La tradition orale, essentielle, recueillie par des enquêtes sur le terrain, est le terme de référence pour vérifier l’écrit et restituer un passé proche.
I- Les Groupements humains du Sud-Ouest
Par son caractère physique et humain, le Sud-Ouest, au-delà du Chott el Djérid, constitue historiquement une région distincte, qui doit son unité à un oasis de palmiers dans un milieu pré-désertique ouvert sur le Sahara, soit un ensemble « d’îles » de verdure à la limite d’un océan de sable. Métaphore maritime consacrée dans le lexique du parler de ce pays, à tel point que l’image a fini par prendre un sens réel. Zira ou île signifie littéralement un bouquet de palmiers sur une élévation de sable nourris par une source souterraine, comme c’est aussi dans la toponymie locale le nom propre de la zone oasienne cernée des deux côtés par le Chott Djérid et le Chott Fejij, formant une presqu’île . Le Sahara n’est qu’une mère de sable en vagues de dunes d’où émergent une multitude d’îlots en butte, semblables à des récifs, dont les sommets sont couronnés de palmiers. Il est parcouru par le chameau, cet animal-roi du Sahara qu’on a souvent désigné dans la poésie populaire comme étant la « barque », qàrib, du désert.
Seule la zone oasienne est appelée Nefzaoua, quoique le mot connaît une utilisation impropre, retenue au cours de la période coloniale et reprises encore souvent aujourd’hui dans diverses études, en étant étendue, à tort, à toute la région du Sud-Ouest. (S. Ferchiou, P.-R. Baduel, G. Bédoucha..., entre autres). Au cours de la période moderne, notamment du XVIIème au XIXème siècle, c’est le nom donné par le pouvoir central à cette circonscription administrative soumise à l’impôt sur le palmier, qanùn, servant d’assiette fiscale, au rôle duquel est inscrit l’ensemble des villages oasiens de la région et qui n’intègre les nomades que pour autant qu’ils y possèdent des palmiers. Au Moyen-Age, du temps d’Ibn Khaldun, la région est appelée la province de Kastilliya qui inclue le Djérid ; et le nom de Nefzaouas, au pluriel, désigne une tribu berbère Laouata dont Ibn Khaldoun fait remonter l’origine légendaire à un ancêtre commun Nefzoa. Cette tribu dont des branches se retrouvent en divers endroits de l’Ifriqiya et notamment dans la province de Constantine, habite dans « les villages Nefzaouas ».
Dans la toponymie locale du XIXème siècle et encore aujourd’hui, le Nefzaoua est le pays des dattes au Sud du Chott Djerid faisant pendant aux oasis du pays du Jerid étendu sur la lisière nord de ce même lac salé. Il est formé d’une multitude de villages oasiens habités par des sédentaires. L’arrière- pays est constitué par les vastes étendus du plateau du Dahar au sud-est et du Sahara au sud, parcourues par des tribus nomades sahariennes. Tout oppose ces deux mondes s’excluant socialement : sédentaire et nomade. Avant d’en examiner les formes d’organisation sociale, précisons le cadre géographique de la région dans lequel coexistent ces deux éléments.
La limite nord de la région située au dessous de l’isohyte 100 mm. par an est donnée par le Chott Djerid qui se prolonge à l’est par un bras, le Chott el Fejij, au Sud duquel s’étend la plaine de la Bhira cernée par la chaîne montagneuse du Djebel Tabaga.
La région comporte à l’Est le plateau du Dahar, littéralement le dos, formé d’une série de montagnes dessinant un arc, du Nord vers le Sud et dont la ligne de crête et la plaine orientale de la Jeffara sont occupées dans la région voisine du Sud-Est par diverses tribus de la confédération des Ourghemma. Au-delà de la zone oasisenne, s’étend vers le Sud, dans l’Erg Oriental, le Sahara Tunisisen qui forme en plus du Dahar le terrain de parcours des tribus des Ouled Yagoub, Mrazigue, Adhara, Gherib et Sabria. Le Sahara est fréquenté par des tribus étrangères : les Touareg du Sud, les Troud et Chaamba du Sud Ouest .
Au-delà de sa limite naturelle nord que dessine le chott el Fejij, la région se prolonge en s’ouvrant sur les plaines du Chareb et du Cegui, qui, appartenant plutôt à la Steppe, servent de terres de labours aux nomades ainsi qu’aux sédentaires du Nefzaoua. Ces plaines alluviales sont partagées, voire disputées, avec les tribus des Beni Zid et des Hmamma.
1- Les formes d’organisation sociale
Le cadre social de regroupement des nomades est la tribu, enveloppe concentrique qui intègre tous les individus lui appartenant. La tribu des Mrazigue représente la forme « classique » ou « conventionnelle », sans être la plus courante, de l’organisation sociale de la société bédouine. Son histoire généalogique sert de fondement à l’architecture des groupes sociaux qui la compose. Au commencement, un ancêtre éponyme entreprend un mouvement migratoire, ponctué d’incidents marquants, vers un nouveau pays où il s’installe. Ses descendants directs sont les fondateurs de branches principales portant leur nom. Ainsi de la fécondité d’un ancêtre unique et suivant une filiation patrilinéaire, se constitue un ensemble de groupes lignagers, subdivisions de la tribu, reliés par la parenté.
Le récit d’origine des Mrazigue relate le parcours de l’ancêtre éponyme Marzoug, originaire de Chekchouk, village situé en Tripolitaine. Dans sa pérégrination, il s’arrête chez les Touazine qui donnent en mariage leurs filles à des hommes de la famille de Marzoug. Celle-ci, fut par la suite, attaquée par le gens des villages de Ayache et de Toujane qui l’ont trahie et massacré dans un guet-apens. Les rescapés de la tuerie furent conduit par Marzoug dans la région du Nefzaoua. Mais là, une épidémie a provoqué de ravages parmi les siens et peu à peu sa famille finit par disparaître. Il repart seul et dès lors il décide d’être entièrement au service de Dieu. Il s’adresse à un saint du village de Jemna, Sidi Meyàh, qui l’engage comme domestique. Celui-ci s’aperçoit des miracles accomplis par Marzoug notamment en transformant le sable recueilli dans un pan de son drapé en orge ou blé. Il fut reconnu comme saint par Sidi Meyah qui lui donne sa fille en mariage et lui cède une palmeraie où il commence par s’installer à Gueliada. Mais il quitte aussitôt les lieux sous la menace des épidémies de fièvre provoquées par l’excès d’humidité de ce milieu oasien . L’emplacement choisi, en raison de sa salubrité, pour s’installer avec ses fils, est celui de Douz où se trouve une source dont l’eau est excellente. Il meurt en cours de route et ce sont ses fils, tous saints, qui s’y installent. Parmi eux, Sidi Yahia est le père du saint patron de tous les Mrazigue, Sidi Ahmed al Ghoth. Le gendre de celui-ci, Sidi Amor al Mahjoub en raison d’un différend avec les siens les quitte et s’arrête sur une colline voisine qui était à cette époque, « un endroit absolument désert[….], un terrain nu comme la main »23. Il y accomplit un miracle en faisant jaillir une source claire en ayant fiché la pointe de son bâton sur le sol. Cette source , au pied de la colline sur laquelle est érigé la zaouia du Saint al Mahjoub, « a donné son nom au quartier d’El Aouina », rapporte la légende .
Les premiers descendants directs de Marzoug fondent les principales branches des Merazigue, réparties à Douz en deux ensembles de fractions : d’un côté les Abadla, Ouled Yahia et Ouled Mansour, formant « les gens du Balad, ahl al balad » , ceux du village » ; de l’autre. les Jlaïla, les Ouled Aoun et Ouled Abdennour tous dits « Ahl ad-Dshar, les gens des hameaux »24. Le terme désigne dans la toponymie locale une agglomération plus petite que le balad, village voisin. Cette désignation, dshar, que j’ai rappelé actuellement aux notables de Douz en me référant à une lettre écrite par le cheikh des Mrazigue en 1906, fut aussitôt rejetée pour son caractère péjoratif. Dshar serait le mot berbère (reconnu ailleurs comme tel, notamment dans le Rif marocain25) équivalant au terme arabe de douar, ou campement nomade. La distinction entre les gens du Blad et ceux du dshar reproduit leur différence d’origine.
A al Aouina, le saint Sidi el Mahjoub n’a pas eu de progéniture, mais il adopte la descendance d’une femme qu’il a engagé à son service . Ainsi les Mrazigue d’Al Aouina sont seulement rattachés à l’arbre généalogique de la tribu sans qu’il y ait de filiation patrilinéaire directe avec Marzoug. Quoiqu’ils se défendent d’être bâtards et se considèrent comme parents avec ceux de Douz en se donnant un ancêtre apical précédent de l’ancêtre éponyme, Marzoug. Placer son ancêtre à l’amont du fondateur même de la tribu est une manière de signaler l’antériorité de la population intégrée, adoptant le nom collectif. La parenté adoptive se révèle parfois par la défaillance de la filiation patrilinéaire. Ainsi un lignage important des Mrazigue de Aouina porte en éponyme le nom d’une femme : Ouled Sàlma. Le village de Aouina compte quatre lignages : Ouled Sàlma (dit aussi Ouled Othman) Ouled Néji, Ouled Abdallah et Ouled Amor.
Comme la tribu des Mrazigue en fournit l’exemple, l’édifice généalogique n’est que l’allégorie de la composition sociale des groupes sur le terrain dont la discorde et les querelles intestines y trouvent une expression idéologique. La parenté est la forme de représentation de la structure sociale de la tribu, dont l’ensemble des segments portent le même nom collectif générique. En dépit des oppositions internes qui la traversent, elle n’est pas un simple emblème onomastique, mais constitue par sa cohésion une force, un esprit unitaire, la c asabiya.
Le récit d’origine de la tribu ne s’inscrit pas dans le temps historique. Sa temporalité, de type légendaire, est celle des générations qui se succèdent dans sa formation. Quand on s’essaie à la datation de sa fondation on la renvoie à un temps lointain, vague à dessein, placé hors de portée de la mémoire de ceux qui transmettent la légende. La tradition orale, recueillie chez les Mrazigue en 1886-1887, signale brièvement deux indications de la date du commencement de l’épopée de l’ancêtre fondateur : « vers 500 de l’Hégire » et: « il y a 800ans »26. Ces indications seraient-ils plutôt intercalés par les ethnologues militaires qui interviennent dans le discours narratif qu’ils transcrivent ?
En dépit de cette manie de la chronologie, l’information, sans être gratuite, traduit la profondeur temporelle qu’on donne couramment à la légende, l’origine étant délibérément renvoyée à un temps immémorial. On peut, par contre, mettre le récit d’origine à l’épreuve de l’écrit de la documentation établie par le pouvoir central beylical. Les plus anciennes archives conservées consistent en registres fiscaux qui peuvent servir à dater la présence de la tribu des Mrazigue dans la région. La date du plus ancien registre fiscal conservé (n°1) est 1087-1088 de l’Hégire , 1676-1677 ap.J.C. Dans ce registre on inscrit une somme d’argent retenue sur les impôts au profit des « gens de Aouina, Ahl al Aouina », bénéficiaire d’une bonification. Dans le registre 3, datant de 1123-1124 de l’Hégire, soit de 1711-1712, ce même privilège, une remise d’impôt, est accordé « aux hommes saints de Sabria, tark cala fuqàrà Sabria »2.7 De même dans ce registre on prend note de la somme remise au cheikh de la tribu des Ghrib prélevée sur la recette collectée au pays du Djérid. Le village de Aouina mentionné est à identifier : il s’agit bien de celui de Aouinet Ràjah, localisé à proximité de Sabria, et non pas de Aouina des Mrazigue. De l’absence de signalisation de la tribu des Mrazigue on déduit qu’elle n’existe pas encore comme groupe en corps à la première décade du XVIIIème siècle. On peut toujours objecter que son statut de tribu « maraboutique » la soustrait à la taxation. Ce qui est sans fondement parce qu’elle n’est pas la seule à avoir ce statut. Bien au contraire, il n’est aucun cas de remise et de dégrèvement à des descendants et serviteurs de saints, fguir-s, la concernant, alors qu’on en compte un certain nombre au profit de ceux qui appartiennent aux Ghrib, à Sabria et surtout à la zaouia de Jemna où se localise à cette date le principal lieu de sainteté de la région. Le récit d’origine des Mrazigue reconnaît au saint al Mahjoub la propriété d’une palmeraie à Tellemine, pourtant aucun dégrèvement ne lui est accordé en ce temps là, moment où la tribu des Mrazigue ne serait pas encore constituée. Par contre, on fait mention du dégrèvement accordé à Sidi Ibrahim al Jomni, propriétaire à Jemna d’une palmeraie de 100 arbres (reg.3).
D’ailleurs, la préséance dans l’ordre de sainteté dont jouit Jemna est signalée et implicitement reconnue dans le récit d’origine des Mrazigue dont l’ancêtre éponyme, Marzoug, a dû être canonisé par Sidi Meyah de Jemna pour être en odeur de sainteté et fonder une « tribu maraboutique ».
En suivant dans l’ordre chronologique les registres fiscaux, la première mention d’une personne ayant pour attribut nominatif la filiation Marzougui ـ encore se rapporte-t-elle à la tribuـ remonte à 1182-1283 de l’Hégire, 1769-1770, soit au dernier tiers du XVIIIème siècle (rég. n°166,169 et 2986). Il s’agit d’un certain Belgacem Ben Hassen al-Marzougui, assassiné dont le Beylik réclame la diya, ou prix de sang. Par ailleurs, en se référant probablement à un acte notarié, hojja, les autorités militaires françaises qui ont dû compulser les documents administratifs locaux signalent l’existence d’une convention conclue en 1178 de l’Hégire soit en 1764, entre la tribu des Mrazigue et celle des Houamed Tripolitain à qui elle paie une redevance, un tribut, en signe d’alliance. Ainsi, on peut dater du dernier quart du XVIIIème siècle la présence des Mrazigue dans la région.
Quant à la « race » de ce « peuple » : ils se considèrent indiscutablement, d’une manière implicite comme étant arabes. Pourtant, alors qu’on admet comme une évidence l’origine arabe des Mrazigue, la présence en son sein de composantes berbères se révèle à des apories que renferme l’histoire généalogique même de la tribu. On raconte dans le récit d’origine qu’au cours de la migration initiale de l’ancêtre Marzoug la tribu de montagnards à dominante berbère, les Touazine, est l’alliée des Mrazigue entre lesquels il y a eu un échange matrimonial. Le saint patron Mahjoub, n’ayant pas eu d’enfants, n’a-t-il pas adopté la progéniture de sa servante Mbarka Ghezaouia des Aghezaze, tribu tripolitaine de toute évidence berbère.
L’autre saint, Ghoth, a pour fidèles qui se rendent régulièrement en pèlerinage à sa zaouia les montagnards berbères, Jbàliya, ainsi que les Touareg Azger 28. Jean Seran a pu recueillir au sujet des Mrazigue des informations selon lesquelles « leur population de base descend d’anciens berbères Arzugues »29 ; ce que d’habitude on ne reconnaît pas volontiers. Le nom de lieu, quand il est consacré, trahit l’origine de ses habitants autochtones qui n’ont pas été chassés des lieux. Ainsi le nom de Douz n’est autre que la déformation du mot berbère gouz qui signifie haute dune de sable que porte bien la colline du site (la toponyme Dzou est donné dans la région à un autre lieu). D’ailleurs, un informateur rapporte qu’à l’origine le territoire des Mrazigue, dans cette localité, était la propriété du village berbère de Nouaïel. En fait, comme l’a souligné Ibn Khaldoun, « l’amalgame des filiations », ikhtilàt al ansàb, est de règle.
Faisant office d’ethnologue, les militaires français ont consigné dans des cahiers les récits d’origine recueillis auprès de toutes les tribus. Seulement celle des Adhara est à court de réponse. A ce propos, ils écrivent : « Parmi ces nomades sahariens il n’a pu été trouvé d’indigènes capables de nous procurer quelques indications utiles. Tous arguent de leur ignorance et prétendent savoir qu’une chose : c’est que leur tribu est une des plus anciennes du Nefazaoua ». En effet ils sont rattachés au milieu oasien par l’élément sédentaire qu’elle comporte et qui vit dans les villages de Cenam, Zaafrane et Ghelissia. Par ailleurs, ces nomades sont les plus sahariens.
L’investigation reprise au cours des années 1940 par J. Moreau donne des informations, dont on ne précise par la source (archives ou enquête), selon lesquelles des fractions des Adhara seraient issues de la tribu des Hmarna de Mareth et des Berbères des Ouled Bellil de Ghadames. Certaines familles ont quitté cette cité pour nomadiser dans le désert et se fondre en Adhara. D’autres fractions seraient des berbères appartenant aux Sanhadjda30.
Silence ou amnésie, voici une tribu qui n’a pas besoin d’ancêtre fondateur, ni de filiation généalogique pour exister. Elle ne donne pour justification que son antériorité sur les lieux et le caractère autochtone de sa population. Celle-ci est faible mais réputée pour être la plus saharienne. Bien que composée de groupes lignagers d’origines diverses, l’unité de cette tribu tient à sa cohésion sociale qui fournit à elle seule l’esprit de clan, la casabiya, nécessaire à son existence. Néanmoins cette petite tribu est alliée (halif) aux Mrazigue.
La tribu des Ghrib se présente comme une confédération qui regroupe en son sein quatre fractions dont chacune se subdivise en divers groupes lignagers. C’est seulement à ce niveau de la segmentation que le groupe est constitué de lignages fondées parfois par des ancêtres éponymes. Les quatre grandes fractions des Ghrib sont : Sabria, les Gacud, les Slaac et Aouinet Ràjah.
La fraction de Sabria qui ne s’intègre pas de bon gré au sein de la tribu des Ghrib et tient pour des raisons historiques à son autonomie, comporte trois lignages (Kraïma, Rhamna et Bidhàn) ayant pour ancêtre commun un saint Sidi Mokhtar et un autre lignage distinct, les Fdheliine dont les membres sont les descendants d’une femme sainte, la fguira Oummi Henda ; ce qui constitue une aberration dans un système où la parenté est à filiation patrilinéaire. Par fission, la moitié des Fdhiliine rejoint la fraction de ce nom des Gacud.
Autre lignage de Sabria, les Shebib sont liés au village de ce nom dont ils sont le plus anciens habitants. Comme autochtones, ils se passent d’ancêtre fondateur, mais vénèrent néanmoins en commun un saint, Sidi Ghanem, dont on reconnaît pour miracle le creusement de la source d’al Faouar. La chaîne des petits oasis dont celui d’al Faouar porte leur nom, shàraca shbib, en raison de leur antériorité dans cette région.
Quand à la fraction des Gacud, la plus importante, qui déclare une origine étrangère à la région, elle compte quatre lignages nées d’une souche commune puisque fondées par quatre hommes venus des Hautes Steppes et issus de la tribu des Majeur. Ce sont les Ghnaïma, les Jerarda, Ouled Ali et Mnicer , auxquels se sont joints, en plus de la moitié des Fdhiliïn , deux groupes d’étrangers : les Thouamer et les Ouled el Ghélissia.
Un lignage unique forme la troisième fraction des Slaca . Elle est fondée par un ancêtre éponyme, venu du Nord, dont les trois fils ont donné leurs noms à trois lignées : Ouled al Harabi, Ouled Ali et Ouled Abdelkader.
Le village de Aouinet Ràjah constitue la quatrième fraction qui compte trois groupes d’origines différentes : Ouled Moussa, Ouled Bou Okkaz et Ouled Hamed.
Dans son ensemble, la tribu apparaît comme disparate ayant entre ses fractions pour trait commun un nom collectif, blason occulté : Ghrib. Leur regroupement unitaire se manifeste au besoin sous la forme d’un esprit de corps.
Néanmoins, un clivage majeur ancien, remontant à sa constitution, traverse la confédération qui relie les Sabria aux Ghrib dont les rapports sont emprunts d’inimitié. Dans les documents fiscaux antérieurs au XIXeme siècle, ils formaient deux groupements distincts. Tout deux profitaient pour leur qualité religieuse de remises sur l’impôt et de dégrèvements.
Par ailleurs, au dernier tiers du XVIIeme siècle, le lien avec l’oasis n’était pas pour les Ghrib avec le Nefzaoua mais plutôt avec le Djérid auquel elle parvient en passant à l’Est du Chott. C’est ce que laisse supposer une notation du registre fiscal (n°1) datant de 1676-1677, puisque les cheikhs des Ghrib reçoivent des gratifications (ihsan, cada) prélevées sur l’impôt du Djérid. A cette époque et encore au courant du XVIIIème siècle, les Shebib n’appartiennent pas au Ghrib mais représentent la plus grande tribu de la région qui s’est implantée dans le Nefzaoua où elle possède des palmeraies dans les villages de Torra, Rabta et Mansoura. En souvenir de sa domination, on se rappelle encore aujourd’hui du dicton balancé à propos de son contrôle des eaux de la principale source du Nefzaoua, el ghrig : « Celui qui a des prétentions sur les eaux d’el Ghrig doit savoir que les Shebib sont à ses trousses ». Cette source est partagée au début du XVIIIème siècle à parts égales entre les Shebib et les gens de la ville de Torra. Mais ceux-ci, d’après une lettre datée de 1151 de l’Hégire, 1745-1746, ont « pris le dessus » (taghallabù) en outrepassant leurs droits en eau. A cet effet, Ali Bey demande au Caïd de réunir les « anciens » et de rétablir le partage égalitaire convenu31. A une date inconnue, les Shebib s’éclipsent, se retirent du Nefzaoua et se disloquent en tant que tribu indépendante, pour se replier sur le village de Sabria. En même temps, la ville de Torra disparaît. Elle est, depuis, réduite en ruine. L’évènement serait intervenu aux dernières années du XVIIIème siècle. D’après de brèves indications, des motifs des sanctions pécuniaires imposées aux populations du Nefzaoua inscrites dans un registre fiscal (n° 281) datant de 1794-1795, les gens de Torra se sont révoltés, ayant pris pour cible la garnison militaire. Une bataille aurait par ailleurs opposé les deux soff-s, camps ennemis, qui départagent la population ; bataille dirigée de part et d’autre par le village de Tellemine et celui de Kebili, laissant chacun 25 et 8 morts pour lesquels ils sont portés dans le registre fiscal comme redevables d’amendes, diya, de prix du sang. Cet épisode constitue un tournant dans l’histoire du Nefzaoua dont la conséquence est l’élimination de la tribu des Shebib et la montée de celle des Ouled Yagoub dont s’exerce dès lors la domination sur plusieurs villages oasiens.
La tribu des Ouled Yagoub, tout en se proclamant appartenir aux tribus arabes des Beni Hilàl dont l’invasion de l’Ifriqyia remonte au XIème siècle, ne fournit pas de généalogie, mais étale un dispositif de groupes unis sous la même étiquette. A la migration initiale ayant pour point de départ l’Orient s’est substitué un déplacement régional par lequel ils s’établirent, dans leur retraite, au Nefzaoua. Ils « occupaient en maître la région de Tataouine », « et étaient la terreur » du Sud-Est d’où ils ont été chassés, par traîtrise, par la tribu des Ourghemma « qui acquit la supériorité dans cette région, disent-ils,[ …]par la ruse et la perfidie plus que par la force : un jour en effet, le mycad (l’assemblée) des Ouled Yacoub, attirée traîtreusement dans une caverne, y fut brûlée ».
« Les survivants de la tribu, conduits par un des leurs, quittent alors la région de Tataouine, mais cette retraite, rapporte la tradition, se fit sans hâte telle que seuls, des cavaliers courageux comme les Oulad Yacoub pouvaient l’opérer. C’est ainsi que, lorsqu’ils eurent atteint la petite oasis de Smar[ …] leur chef faisant face à la palmeraie s’écria : ‘ Vous êtes le seul bien que j’abandonne à mes ennemis, si au lieu d’être fixés au sol vous étiez des chameaux, seraient-ils même entravés au point de n’avancer qu’à petits pas, je vous pousserai devant moi et vous défendrai les armes à la main’».
Avec emphase, ce récit fait ressortir métaphoriquement la qualité guerrière des Ouled Yagoub, cavaliers de renom. Il annonce comme une préfiguration l’acquisition des palmeraies dans les oasis du Nefzaoua par des nomades attachés à leurs troupeaux de chameaux. En plus, ils croient savoir que, dans la région où les conduit le mouvement migratoire pour s’installer, il n’y a que les Mrazigue et les Ghrib, leurs futurs alliés. Plutôt qu’un récit du passé, cette légende est une allégorie du présent. Elle fait l’impasse sur l’histoire immédiate dont on ne retient que l’aboutissement et elle fixe le moment de la narration, la fin du XIXème siècle. Selon les repères consignés par écrit dans des documents d’archives, un siècle auparavant, la plus grande tribu du Nefzaoua était celle de Shebib qui est citée comme telle, nommément en tant que propriétaire d’une part importante des oasis de Rabta, Mansoura et Torra. Alors qu’on ne signale par le nom des autres nomades propriétaires dans divers villages qu’on inscrit dans les registres fiscaux comme étant anonymement des carab ou bédouins. Par contre, les Ouled Yagoub ne sont cités qu’en tant que force militaire d’appoint qui prête ses services à la colonne de l’armée beylicale chargée de la collecte des impôts. En effet, les Ouled Yagoub sont des « cavaliers auxiliaires », mzarguia (nom tiré de l’arme utilisée, mizràq, la lance) qui, à ce titre, reçoit des « traitements », rawàtib, et constitue ainsi une tribu makhzen.
Lors de la bataille qui oppose vers 1794 les deux soff-s du Nefzaoua, les Ouled Yagoub se firent razzier leurs troupeaux de chameaux, et, en compensation, le Beylik impose une forte sanction précunière aux populations. A partir de cette date s’établit un nouveau rapport de force. Les Shebib sont expropriés et chassés ; les Ouled Yagoub exercent alors leur puissance, s’approprient une part importante des palmeraies des villages oasiens. Ces nomades mettent la main sur l’oasis de Negga dont ils font la base de la tribu. Les différentes fractions, qui la forment en se soudant, se répartissent en divers points du Nefzaoua. Dans le récit d’origine la croissance démographique de leur progéniture tient lieu de justification à cette nouvelle situation : « Leur nombre s’accrut rapidement et ils recouvrèrent partiellement leur ancienne puissance, ils régnaient en maître dans le Nefzaoua ». La tribu des Ouled Yagoub étend également son pouvoir à toute la région. En tant que force militaire pouvant aligner un grand nombre de cavaliers, elle s’impose comme l’allié des Mrazigue avec lesquels elle nomadise dans le désert.
La structure interne de cette tribu ne diffère pas des autres, examinées plus haut. On constate, en 1905, « qu’elle se compose actuellement de fractions hétérogènes qui se sont successivement groupées autour des Ouled Sbàa, El Makachera, et Ouled Aziza. Ces trois familles ont été le noyau de la confédération. Elles descendent de Yacoubi qui a donné son nom à la tribu ». Par adjonction, des fractions venues d’ailleurs et issues de tribus étrangères se greffent au tronc d’origine. De la Tripolitaine proviennent les Mehamla, les Ouled Bouker et les Mgarha. La fraction des Ouled Mira est issue de la tribu des Hmamma, celle des Ghayelif de la tribu des Beni Zid et celle des Aouïn, originaire des Neffat, rejoint les Ouled Yagoub au début du XIXème siècle.
De cet aspect éclaté de l’organisation sociale de cette tribu on ne peut préjuger de son état. Sa puissance tient à un fort esprit de clan ou casabiya. Plus qu’un emblème onomastique, l’appellation de la tribu en la désignant par un nom collectif sert à reconnaître son identité. Le modèle de sa formation est l’arbre généalogique à partir d’une souche, mais sa composition sociale ne s’y conforme que partiellement ou formellement. Toute formelle mais valorisée pour sa fonction sociale, la parenté qui est au principe de la fondation de la tribu n’est pas la seule forme de lien social. Elle a pour substitut cette affinité communautaire par laquelle les groupes se fédèrent, ce que Ibn Khaldoun appelle al hilf. La cohésion sociale (iltihàm), qu’elle soit à base de parenté (nasab) ou « de ces qui en tient lieu », « awu mà mithluha », est fonction du degré de force de l’esprit de clan (casabiya) qui soude le dispositif des groupes lignagers et constitue le fondement de la tribu.
Le modèle de la tribu comme représentation de ce mode d’organisation sociale établit le fondement de celle-ci sur la filiation agnatique selon laquelle l’ascendance (nasab) permet de distinguer et de classer les groupes et les individus à partir de leur généalogie. Néanmoins, l’observation des données ethnologiques sur la nature de tribus de la région fait apparaître le caractère idéalisé de cette représentation. Dans chacune d’elles, l’appartenance à la tribu pour certains de ses segments constitutifs ne répond pas au principe de la filiation. En son sein, parmi les fractions, il y a les noyaux généalogiques « authentiques » à filiation agnatique et d’autres agrégées en s’y greffant ou seulement rajoutées sans que l’appartenance ne soit justifiée pour des raisons généalogiques. Certains groupes sont rattachés par une ancêtre féminine. Parfois, du changement d’allégeance résulte l’intégration des segments étrangers détachés de leur tribu d’origine. Bien plus, par amnésie, deux des quatre tribus se passent d’ancêtre commun. Toutefois, la tribu, réalité mouvante en perpétuel remodelage, se présente, en dépit de ces apories, comme un ensemble de parents agnatiques en rapport de cousinage, voire comme unis dans une certaine
Telle que la décrit Ibn Khaldun, la tribu repose sur deux valeurs conjuguées : la casabiya et le nasab ou ascendance. Mais dans celle-ci, reconnaît-il, se confondent l’alliance (hilf) et filiation. En effet « parenté réelle » et « parenté fictive » ne font qu’une seule parenté, reconnue pour son utilité, en dépit de son caractère artificiel, comme étant essentielle à la constitution de la tribu. Il a été démontré dans certaines études que la généalogie ne sert qu’à classer les individus en utilisant le langage de la parenté (Bourdieu, 1972), et fonctionne comme idéologie politique (Bonte, 1987). Et à P. Bonte d’estimer que dans la tribu arabe l’agnatisme n’est pas un principe d’organisation des groupes sociaux mais seulement l’expression du droit patrilinéaire que codifie l’islam.
Dans sa structure, la tribu se présente comme une unité politique, pouvant s’inscrire dans des ensembles plus larges, et dont les composantes sont dans un rapport d’association, de protection et de solidarité qui repose sur le voisinage,la gestion commune d’un territoire (pâturage, parcours de fraternité transhumance). Cette unité qui, au niveau de la représentation, répond de l’ascendance (nasab) ne tient en fait qu’à l’autre valeur : la casabiya. Si cette notion comporte à la base la solidarité, elle se définit surtout dans sa substance comme une volonté, volonté d’être et de puissance.
En passant de la tribu au village, le groupement humain change de nature sociale en dépit d’une ressemblance formelle. Dans les villages du Nefzaoua, comme ailleurs, l’organisation sociale est lignagère. En effet, la population est composée de lignages divers qui se définissent chacun pour soi, par leur origine commune. L’ascendance de l’individu le place dans un réseau de parenté composé de familles et de lignées entre lesquelles s’établit une relation d’alliance. Mais ce qui manque à la collectivité villageoise c’est cette virtualité à être un tout cohérent et à répondre collectivement de l’ensemble de ses membres, cet esprit de casabiya, ici défaillant.
A la vigueur ou la faiblesse de l’esprit de clan, s’ajoute l’importance du nombre des hommes. En restant dans les limites du XIXème siècle, on ne peut avoir de la population des groupements nomades et sédentaires que des données approximatives, peu fiables en elles-mêmes, mais révélatrices de la différence relative entre les collectivités. Et dans l’ensemble, elles rendent compte de la faiblesse de l’effectif humain qui correspond à un équilibre écologique.
Vers 1881, on estime la population de la région de 8000 à 10.000 nomades et 10.000 sédentaires. Combien sont-ils, par groupement humain, vers 1900 ? D’après les estimations établies par les autorités de chaque localité et tribu, la population est dans les villages de : 1792 personnes à Aouina, 1350 à Douz Ouest, 1450 à Douz Est, 1924 à Kébili, 355 à Telemine, 400 à Jédida,500 à Mansoura 1025 à Menchia, 1740 à Jemna, 530 à Fatnassa, 288 à Bamra, 700 à Golaca, 45 à Rabta, 63 à Stiftimi.... Soit pour les grandes cités oasiennes une population allant de 1000 à 2000 personnes pour chacune et de quelques dizaines à 400-500 personnes pour la plupart.
Parmi la population tribale, on compte 1720 personnes chez les Ouled Yagoub , 1450 chez les Ghrib, 1270 chez les Sabria et 1150 chez les Adhara. Quant aux Mrazigue, il faut faire la somme des deux villages de Aouina et Douz qui comptent en tout 4592 personnes ; soit de loin la tribu la plus nombreuse.32
Dans la région, la relative faiblesse numérique est en rapport avec le milieu aride suffisant à subvenir aux besoins d’une telle population, mais la rend vulnérable aux épidémies et aux razzias.
2- Nomadisme saharien et pause oasienne
Si l’élément sédentaire est rivé à la terre et vit confiné dans les limites du village et de son terroir oasien, pour le bédouin, au contraire, le Sahara et l’oasis forment en couple deux espaces essentiels de la vie nomade rythmée par la mouvance, le plus clair du temps, et la pause automnale.
L’espace saharien n’est pas un « chaos de sable ». Loin d’être improductif, il est, par sa couverture végétale, le milieu nourricier d’un troupeau varié essentiellement camelin mais aussi caprin et ovin, sur lequel vit toute une population qui le suit de près dans sa transhumance pour en tirer le nécessaire de ses moyens de subsistance. Quoique ouvert en raison de la réciprocité entre les tribus, chacune y délimite son territoire, balisé par les points d’eau, dans lequel elle suit un parcours propre, modulé en fonction des aléas climatiques.
Territoires des tribus
La délimitation des territoires des tribus est admise conventionnellement entre elles. Chacune s’appropriant son terrain de parcours, une sorte de réserve. Propriété indivise pour un usage collectif entre ses fractions. De ce territoire fixé par la coutume, il arrive qu’on en sort pour demander l’hospitalité à une tribu alliée voisine, favorisée par les précipitations. Sans être formelle, cette hospitalité est accordée en vertu d’une autorisation qui prend la forme d’un don à la fois volontaire et obligatoire, caractéristique de l’échange « archaïque », étudié par M.Mauss.
Dans la région du Sud-Ouest, la moins saharienne des tribus est celle des Ouled Yagoub dont le territoire, plutôt steppique que désertique, s’étend à l’Est du Nefazaoua avec pour limite Nord le Chott el Fejij, de part et d’autre du Djebel Tebaga où se trouve la dépression de la Bhira. De l’Est à l’Ouest, il va de Kebili jusqu’aux alentours de Gabès et comprend vers le Sud une partie du Dahar jusqu’à Bir Soltan. La nomadisation des Ouled Yagoub en association avec les Mrazigue peut les porter encore plus au sud jusqu’à Ksar Ghilane.
Quant aux Mrazigue, leurs campements se repartissent sur une ligne qui va de Douz à Bir Ghezen, Bir Soltan et descend le long du Dahar. Sur le plateau du Dahar, les Mrazigue côtoient les Hawaïya et les Matmata. Là, le pâturage est collectif et les puits aussi. Ainsi, par exemple, le puits Bir Amor est commun aux Matmata et Mrazigue. Parfois l’eau est partagée en quota : le puits Bir Soltane revient pour 2/3 aux Mrazigue et 1/3 aux Hawaiya....
La zone de transhumance des Adhara a la forme d’un fuseau conique s’ouvrant vers le sud-est à partir de Douz et Zaafrane où elle est de peu de largeur (entre 10 est 30km) et va jusqu’à Douiret dans le Djebel vers l’est et à Touil al Adhara plus au sud, atteint Bir Aouin et au-delà.
Le territoire des Gherib occupe la partie ouest, région sablonneuse au sud du Chott Djerid qu’il contourne jusqu’à l’arrière-pays de Nefta et va en profondeur saharienne dans l’Erg Oriental.
A activité essentiellement pastorale, les tribus nomades s’adonnent pour la plupart à l’agriculture sur quelques terres arables de la région et surtout, au-delà de sa limite naturelle nord du Chott el Fejij, dans les plaines du Cegui et du Chareb. Il est évident que la production céréalière ne couvre pas totalement les besoins en grains qu’on se procure par des caravanes expédiées en Friga dans le Nord du pays, ou que troquent sur le marché de Douz les tribus venues des régions céréalières.
Les Mrazigue et les Adhara, parfois en association, cultivent le blé et surtout l’orge dans diverses dépressions du Dahar dites garaca ,oued, notamment à Garaat Bou Flija et à l’est du Nefzaoua dans la vallée d’El Merkeb. Les terrains de labour par excellence se situent dans le Bled Cegui et dans le Chareb, au nord du Chott el Fejij, terres collectives partagées périodiquement entre les diverses fractions des tribus et les sédentaires des villages des Nefzaoua. Pays litigieux où convergent aussi la tribu des Beni Zid et les gens des villages apparentés à la tribu des Hmamma.
La pratique culturale irrégulière, aléatoire, s’intègre pour le nomade dans le cycle migratoire dont le temps d’arrêt est passé dans l’oasis.
a- Le déroulement de la nomadisation
Le mouvement migratoire, qu’on peut figurer en boucle ouvert le temps d’arrêt, a pour point de départ et d’arrivée l’oasis dans lequelle est localisée la zaouia du saint patron gardien des lieux et protecteur de ses fidèles auquel on rend visite à l’ouverture et à la clôture de la mouvance, rituel religieusement observé.
Suivons dans sa pérégrination la tribu des Mrazigue (au sujet de laquelle on est le mieux informé), groupement clé de la population du Sahara, assez représentatif des « gens du sable », ahl ar-rimàl. Interrogé par J. Boris à la fin des années 30 un informateur avancé en âge et dont le souvenir évoqué se situe à la fin du XIXème siècle dit : « Les Mrazigues à cette époque partaient tous en nomadisation (tirhal al kul)…Ne demeuraient au village que quelques rares familles, celles qui ne possédaient pas bête qui grogne ni bête qui bêle (là jàca wa là bàca) ; elles gardaient les clés et irriguaient les palmiers »33. La nomadisation, tirhàl, engage l’ensemble de la population comme l’indique dans le parler bédouin le verbe rahala selon lequel il s’agit pour quelqu’un de se déplacer avec sa tente et sa famille ; cette tente qui réfère aussi bien à l’habitat qu’aux gens qui l’habitent. Le stationnement, hattan, tout en étant nécessaire, a une valeur négative dans la morale bédouine. De fait, c’est une phase négative qui annule le bien-fondé de la vie nomade, le mouvement. A ce propos, l’étymologie est instructive. Le verbe hatta signifie camper et se décharger, mais le nom d’action hattàt qualifie « celui qui ne peut aller en nomadisation faute d’avoir un chameau ». Ce qui est déshonorant. Et le nom htita, htàîet, désigne « le fainéant qui ne veut pas travailler ». En malédiction, la formule pour dire : « Dieu le fasse périr » est littéralement : « Que son coussin de selle soit déchargé par Dieu , Allah ihut hwita ».
Pour le départ, au début de l’hiver on se met d’accord pour préciser le jour qui doit être propice, de préférence le lundi. On évite par contre le jour néfaste du mercredi et du vendredi au cours duquel d’ailleurs la femme, selon une croyance invétérée, s’interdit de se mettre au tissage.
Auparavant les femmes ont mis en état les tentes, préparé les provisions rangées dans des sacs, préparatifs qui se déroulent dans une ambiance de fête. Par ailleurs, elles rendent visite aux deux saints Goth et Mahjoub dans les zaouias desquels elles ramassent de la terre et des pierres qu’elles gardent le long du voyage pour se prémunir de la maladie et du danger. Cette terre à pouvoir sacré est préservée dans des nouets suspendus à leurs ceintures, comme elle peut être projetée en face de l’ennemi en cas de razzia.
De leur côté les hommes rendent visite au saint. Et la veille du départ, un repas cérémonial est partagé en commun. Le coup d’envoie de la marche est donné par le cheikh du haut de la Grande Mosquée en battant le tambour, tabl, celui là même qui sert à la mise en alerte lors d’une attaque, fezca. En général, les Mrazigue auxquels s’associent les Adhara, se font accompagner par les Ouled Yagoub, leurs alliés, qui comptent des cavaliers aguerris.
Au petit matin les Mrazigue, ainsi que les Ouled Yagoub qui ont campé dans l’aire du marché, quittent le village pour passer la nuit à une faible distance, à El Hotêba. De leurs côté, des Adhara s’arrêtent à Bir Sherùd. Cette nuit là, sur les hauteurs, dans un rayon de quelques kilomètres, sont allumés les feux de reconnaissance. Le lendemain, dans un mouvement d’ensemble, tout le monde se rassemble auprès du puits Es Srira pour s’approvisionner en eau, nécessaire à parcourir cinq étapes, une par jour de marche. Cette marche se fait à pied. Ne sont portés dans le palanquin en osier, jahfa, à dos de chameaux, que les plus vieux, les petits enfants et les personnes malades.
La caravane se disperse et par fraction on part à l’exploration des pâturages. Dans les campements, les gens se répartissent en lignées ou familles formant des douar-s de moins de 10 tentes disposées en rangs alignées, les tentes rapprochées ont les cordes entrecroisées en signe de la proche parenté de ses membres.
Le déplacement de l’implantation des tentes dans la proximité est en raison de l’accumulation du fumier tout autour. Comme on décampe d’un lieu à un autre à la recherche de pâturages éphémères. Pour se rendre sur un puits et y mener les troupeaux, les gens n’y vont qu’en groupes, « armés, cartouchière à la ceinture prés au combat, mitsalha wa mithazma ca-l-harb ».
On est parfois amené à faire paître les bétails sur le territoire d’une tribu étrangère. Ainsi, en se trouvant sur le terrain de parcours des Ouled Dabbab et Ouled Shehida, du même soff, Yùssef, le cheikh des Mrazigue ne manque pas de s’adresser aux « grands » (kbàr) de ces tribus pour avoir à pacager sur les lieux.
La nomadisation est un mouvement rythmé en un temps d’arrêt (maqàma) suivi de déplacement (rahla) jusqu’au retour (mirwah) à l’oasis qui est en fait un retour au giron pour retrouver le saint et le lieu où repose les ancêtres. Arrivés de tout part, en ordre dispersé, les nomades se concentrent à l’approche du village pour n’y entrer que du bon pied, un jour faste. Là, ils abandonnent la tente qu’ils plient pour habiter dans des maisons en dur ou dans des huttes en branchages, carisha, zriba.
La durée de la nomadisions est, pour les tribus sahariennes, d’environ neuf mois. Elle commence au milieu de l’hiver (qui, dans le comput bédouin, débute le 5 nùnamber ou 14 novembre), soit vers le 1er janvier. Le retour intervient à la fin de l’été, le mois d’août finissant. Ainsi, à un temps de dispersion, passé en hiver en compagnie du cheptel camelin, au printemps au milieu du cheptel ovin et en été sur les puits, succède en automne et jusqu’à mi-hiver une concentration autour des oasis situées sur la lisière méridionale du Chott Djerid, ce lac salé bordé de points d’eau douce.
b- Les nomades dans l’oasis
Là s’arrête la nomadisation. Il n’y a pas une seule fraction de tribu qui ne soit rattachée à un village oasien, en y étant propriétaire de palmeraies ou à titre d’associée protectrice de la communauté villageoise, recevant en contre partie une redevance, une taxe de fraternisation , suhba. La tribu des Adhara est propriétaire du petit village oasis de Ghélissia, mais ses maisons sont ensablées et ses sources taries. Les oasis situés en prolongement de son territoire où elle se rend à la fin de l’été et en automne sont celles de Zaafrane, Ceman, et Nouaïel.
Quand aux Ghrib, ses fractions possèdent des palmeraies à Jercine pour les Gacud, à Aouinet Ràjah pour le groupe Umi Henda et dans le village de Sabria pour la fraction de ce nom. Ces oasis sont situés sur le territoire de la tribu. Par contre, une fraction des Ghrib, les Slaca possède des palmeraies dans deux villages du Nefzaoua : Elbnes et Guettaïa.
Les Ghrib n’habitent pas, lors de leur stationnement automnal, dans les villages. Les quelques maisons qu’ils possédent à Sabria, Jercine et Aouinet Ràjah servent à emmagasiner leurs provisions de grains et de dattes. A la fin des années 80 du XIXème siècle, on note : « Actuellement la vénération pour sa sainte fguirah Oumi Henda est telle que les Ghrib ont pour coutume, lorsque venant du Sahara, remontant estiver dans leur villages, de déposer leurs tentes à l’endroit où elle est morte à Draa el Khazine sous la sauvegarde de cette sainte : il n’est pas d’exemple qu’un étranger ait jamais osé emporter une de tentes qui restent plusieurs mois en ce lieu »34. Le nom de ce lieu sacré indique sa fonction conservatoire : khezine ou réserve.
Les Ouled Yagoub, agissant en seigneurs, exercent une domination sur les villages oasiens du Nefzaoua où ils estivent disséminés, par fraction : les Ouled Bouker à Negga, des Mehamla à Zouiet el Harth et à Negga, les Mekachra à Kelouamen, les Mgarha à Mansoura , les Ghialif à Kebili, les Aouïn à Fatnàsa, les Ouled Mira à Bechri, les Ouled Sbaca à al Glica.
C’est dans leur propre village que les Mrazigue séjournent en automne et jusqu’au début de l’hiver. Il est formé en fait de la bourgade de Douz et de celle de Aouina, distants l’une de l’autre de plus d’un kilomètre. Ils entretiennent des petits jardins familiaux de palmiers, aménagés dans des trous, ghùt, à côté des maisons. Ils possèdent par ailleurs dans le Nefzaoua des palmeraies : notamment à Tellemine, propriété attribuée au saint Mahjoub, mais aussi à Negga et à Kébili…
Les oasis de palmiers possédés par les nomades dans leurs propres villages et entretenus par eux-mêmes sont situés en dehors de la zone de culture du Nefzaoua, irriguée par l’eau courante. Ils représentent au contraire une espèce de culture non irriguée propre aux oasis désertiques, pratiquée selon un système particulier de puits à creusement en profondeur dit ghùt. Les palmerais entretenues par les nomades à Sabria, à Zaafrane et à Douz, qu’on retrouve d’ailleurs à Oued Souf en Algérie, relève de ce mode cultural à sec. Il consiste à aménager des jardins troglodytiques de 6 à 12 mètres de profondeur où les palmiers sont plantés dans des trous, de forme rectangulaire d’une dimension moyenne de 4 mètres sur 10,afin que leurs racines atteignent la nappe phréatique, et qu’on protège, parfois contre le sable par une muraille35. Tels qu’ils que présentait à Douz (d’après un relevé de plan datant de 1886) les jardins sont situés à proximité des maisons dispersées sur des tertres, ce qui donne au village une physionomie particulière.
Par contre, dans les oasis du Nefzaoua, aussi bien pour les palmeraies des propriétaires fonciers villageois ou celles possédées par les nomades, l’irrigation est à la base de la mise en valeur du sol et le mode d’exploitation est celui du khammasa. Par ce contrat de travail on a recours à une main-d’œuvre de sédentaires, retenue sous la contrainte par une avance, payée en nature par une part de la récolte (généralement le 1/8 des dattes communes). Souvent elle est fournie par une domesticité en état de servitude que constitue la population de noirs dits wasif, shuchàne ( au singulier). Encore faut-il distinguer parmi celle-ci entre le descendant d’esclave désigné par usif (pl.wusfan) et le shùshàne (pl. shùàshine), individu dépendant de statut inférieur. Cette population serait assez nombreuse, puisque c’est sur elle que repose le travail de la terre dans les oasis irriguées. Vers 1940, on compte dans le caïdat du Nefzaoua sur une population totale de 180.000 personnes, 4500 « noirs », soit le ¼ de l’ensemble36; proportion qui doit être plus forte à une époque antérieure où l’esclavage est en vigueur. L’essentiel des ressources des nomades provient de ce capital sur pied qu’est le troupeau d’animaux. L’agriculture notamment celle des oasis, à système hydraulique de canalisation de l’eau courante, leur est absolument étrangère. Selon l’éthique bédouine, le travail de la terre irriguée est une tâche avilissante à laquelle le nomade répugne, travail inconvenant réservé aux sédentaires. Pourtant, comme on peut se demander, les nomades labourent dans les plaines steppiques et les dépressions du Dahar les terres cultivables et entretiennent leurs propres jardins de palmiers en puits, ghout. A cette interrogation, l’informateur, interpellé, rétorque immédiatement : « On laboure nous-mêmes ; quant à la bêche (ou sape) : non, nahrthu-l-nfusna amma-l-misha : là ». Ce net refus du travail à la sape est expliqué par une autre personne : « La sape est un déshonneur, al misha càr ». Cet outil, sorte de bêche à lame carrée, est propre au khammas au point d’en être l’attribut. Il est décrit ainsi : « Outil recourbé à courte manche qui joue le rôle de pelle autant que de sape : le khammas en prend le bout le plus éloigné de l’outil dans sa main droite, l’autre dans sa main gauche et exécute plié en deux vers le sol»37 le travail de jardinage et d’adduction de l’eau dans les canaux d’irrigation. L’observation est judicieuse puisque, à ce travail, l’ouvrier est rabaissé dans une attitude courbée, les pieds dans le sol humide. Toute la différence apparaît quand on compare cette position du corps à la posture droite, la tête haute, du nomade qui laboure en creusant en sillons la terre à l’aide de l’araire, mihrath. Le labour est en soi cette activité valorisée, à symbolique sexuelle. Courante dans diverses cultures, celle-ci est utilisée dans les Coran où il est dit « Vos femmes sont pour vous un champ de labour (harthun) ; prenez-les de la façon que vous voulez » (II, 223).
Quand au système de culture non irriguée des palmiers en ghut propre au nomade, il ne requiert pas de travail de bêchage, mais seulement un entretien comparable à celui que nécessitent les soins apportés aux troupeaux d’animaux. Ces jardins souterrains sont dit bàcali, car ils ne sont arrosés que par la pluie. Leur fruit serait un don divin, disons bacalien, en référence au Dieu puissant de l’antiquité orientale, Bacal.
Cette morale bédouine trouve une illustration dans l’hagiographie de l’ancêtre éponyme des Mrazigue. Avant d’être sanctifié, Marzoug n’était qu’un serviteur du saint Sidi Mayàh dont il subit l’humiliation en étant, à son service, chargé de tâches ingrates comme la préparation du repas du maître et de ses invités. Parmi les vexations quotidiennes qu’il subit : le travail de la terre, notamment le bechâge d’un jardin irrigué. Mais il ne tarde pas d’accomplir un miracle pour révéler sa sainteté. Il est dit dans son récit de vie que « Sidi Mayah qui rejoint Sidi Marzoug parti travailler dans la palmeraie vit un étrange spectacle : Sidi Marzoug était allongé sur le sol paraissant dormir pendant que la bêche, animée, travaillait la terre toute seule »38. Celui qui dès lors fait l’objet d’une vénération, a donné ainsi l’exemple à sa progéniture. Et tirant la leçon des vexations subies en tant que serviteur, Marzoug profère des propos sentencieux sous forme de proverbe rimé. Il dit :
« Je mènerai mes fils loin de terres humides, suintantes
d’une eau qui rend esclave et livre aux vexations.
Plutôt honneur sauf et ventres demi vides
que ventres bien remplis au prix d’humiliations »39.
L’éthique bédouine est celle là même qui prévaut dans l’Islam premier. Selon un hadith attribué au Prophète Muhammad, celui-ci ayant remarqué dans la maison d’un des Ansar-s, alliés de Médine, la présence d’un outil de travail de la terre, instrument en fer dit sikka qui serait semblable à la sape servant au bêchage dans les jardins de palmiers ou à l’araire tiré par les bœufs dans le labour des terres irrigués, a dit : « Toutes les fois que les gens l’introduisent dans leurs maison, Dieu les avilit ». Une telle ferrure, commente Ibn Khaldoun, citant cette tradition prophétique dans une version similaire, « est révélatrice de la condition vile de celui qui est soumis au paiement d’une redevance », ou frappé de taxes (mutàlabàt) et obligations (ilzàmàt), comme l’explique Ibn Mandhour renvoyant à un autre hadith allant dans le même sens, corroborant celui-ci et où le Prophète dit : « L’honneur est attaché aux toupets des chevaux alors que l’avilissement l’est aux queues des boeufs »40.
Au sein de « la civilisation bédouine » s’établit un rapport de domination entre le nomade dit carbi et le sédentaire dit beldi. Celui-ci est rabaissé, raillé ou seulement objet de commisération sympathique, mais toujours considéré comme inférieur par le nomade. Sa poltronnerie, sa mollesse de caractère et son ignorance du Sahara sont souvent ressorties par le nomade qui fait prévaloir son courage et sa hardiesse. On aime à raconter l’histoire d’un habitant du village de Golca, qu’on applique à volonté à tout oasien, qui se perd dans le désert en s’aventurant à l’instar du nomade des Adhara pour chasser la gazelle blanche, celle qu’on ne trouve qu’en profondeur du Sahara dans les dunes de sable. Il finit sa course là, où on le trouve mort et on donne ainsi à ce lieu son nom Rouisset Abdelghani ; une manière de rappeler la malheureuse aventure du sédentaire.
Le sédentaire est dit beldi mais on l’appelle aussi, péjorativement zacbi, mot qui dans le lexique des Mrazigue désigne celui « qui ne nomadise pas » et par conséquence « n’a pas le sens de l’orientation. Etant zacaban, il minaude ,et prend une manière affectée. Par ailleurs, on peut supposer que le sens donné dans le parler courant actuel au substantif blàda, auquel correspond le qualificatif beldi ou citadin, qui a pour connotation mièvrerie, fadaise, provient du jugement porté par les nomades sur le citadin en général.
En tous cas, dans la représentation sociale, le nomade et le sédentaire sont de deux catégories différents, franchement opposées. Une maxime prévient tout confusion ou simple ressemblance : « Prends garde au nomade qui devient sédentaire et au sédentaire qui devient nomade »41.
Lors du séjour saisonnier dans l’oasis, les bédouins n’ont pas généralement pour résidence des constructions en dur. Quand ils défont les tentes, c’est pour habiter dans des huttes en branchages. Rares sont ceux qui possèdent dans les villages oasiens des maisons ; et quand ils en ont recours, celles-ci servent plutôt à la conservation des réserves alimentaires. En général, les cites oasiennes, villes et villages, n’abritent pas en leur sein les bédouins alliés, eux-mêmes refractaires à ce mode d’habitat auquel ils préfèrent la tente, cette anti-maison. Il en est tout autrement pour l’importante tribu des Mrazigue qui a fondé, dans un milieu désertique sa propre agglomération :deux villages jumelés, Douz et Aouina, qu’elle rejoint au cours de l’été et de l’automne.
Néanmoins, tout distingue le village saharien nomade de la cité oasienne. La différence est d’abord d’ordre écologique. Alors que les villages de Douz et Aouina, distants d’un kilomètre, s’étalent sur des dunes de sable où la nappe phréatique n’est accessible qu’en profondeur et où des ghùt-s disséminés n’émergent que les cimes des palmiers, les villages oasiens sont implantés dans un paysage de verdure irrigué par l’eau de la source. Ces cités oasiennes sont alors situées à la lisière d’une forêt de palmiers qu’elles surplombent comme à El Golaca et à Telmine, ou en sont cernées en grande partie comme à Mansoura, voire entièrement enclavées, tel que Kebili.
De part leur configuration spatiale, rien de semblable entre le village saharien des nomades et la cité oasienne des sédentaires. La structure urbaine des villages oasiens présente un tissu continu de constructions, réparties en quartiers distincts, fermés sur l’extérieur, habités par les groupes lignagers d’origines différentes. La maison dite hùsh, a une cour centrale sur laquelle s’ouvrent des chambres ou dàr (au singulier). Dans ces villages compacts, les rues, parfois couvertes (bratil, sing. burtàl), comme à Kebili et Mansoura, dessinées par les murs extérieurs des maisons, convergent vers la place où se déroulent toutes les manifestations collectives.
Par contre, le village saharien de Douz à habitations dispersées a, tel qu’il se présente dans la deuxième moitié du XIXème siècle, une structure en lignes de maisons à pièce unique,à une certaine distance les unes des autres, et dans un alignement qui s’apparente à la disposition d’un campement de tentes nomades dont elle reproduit en dur le modèle.
L’espace villageois est divisé entre les groupes lignagers dont les maisons forment des ensembles distincts, disposition segmentaire des fractions de la même tribu. La maison, dite dàr, est une pièce unique, une sorte de parallélépipède rectangulaire de 6 à 8 métres de largeur, de 2 métres de largeur et de 3 métres de hauteur. La façade, dont la porte s’ouvre vers le sud, sud-est, est munie dans le haut du mur de deux trous d’aération.
Le plan de Douz établi par les autorités militaires en mars 1886, document précieux dans une société à tradition orale, donne une image exacte de la physionomie de ce village tel qu’il est au milieu du XIXème siècle. Les jardins en puits ghùt-s, de forme carrée parfois arrondie, sont intercalés entre les maisons, leurs sont parfois accolés et ne sont regroupés en une série qu’en deux points à la limite nord du village. De longueurs variables, les maisons à pièce unique, distantes les unes des autres, sont situées sur des lignes selon le mode de disposition du campement de tentes nomades, partout et de tout temps la même chez les Arabes42. Seules quelques maisons sont en équerres et faisant exception, deux maisons, à l’ouest, dans le quartier des Ouled Aoun, présentent un plan carré à cour centrale avec autour des chambres, reproduisant le modèle d’habitat dit hùsh, propre aux villages oasiens.
Loin d’être une forme régressive du mode de vie nomade, le semi-nomadisme des Mrazigue correspond à la « double morphologie sociale »(Durkheim) : une concentration autour de petits jardins de palmiers en puits la moitié de l’année et une dispersion sur le terrain de parcours le reste du temps. Si ce mode de vie nomade est commun à toutes les tribus du Sud-Ouest, la particularité des Mrazigue tient à deux raisons essentielles : le regroupement en un seul lieu de l’ensemble des fractions de la tribu réunies autour des mêmes saints fondateurs, et la résidence dans un habitat construit en dur formant un village propre.
I Alliance et violence
1 –Le bipartisme des soff-s
Quelque soit la forme du groupement social, communauté villageoise ou tribu, une disposition dualiste les répartit en deux soff-s, alliance ou ligue, constituant deux camps adverses dont les relations sont caractérisées par l’animosité nourrie par une hostilité permanente. Ainsi cette disposition partisane crée un clivage, qui traverse tout le corps social, selon lequel on est d’emblée ennemi ou allié, la neutralité étant exclue. L’affiliation à l’un des deux soff-s rivaux est dictée par l’appartenance au groupe social dont l’obédience est établie d’avance par un pacte perpétuel.
a- L’institution de l’alliance soff-s
L’affiliation aux soff-s est une traduction de l’état de division. Mais contrairement à l’identité sociale que définit la filiation lignagère et /ou l’origine villageoise, annoncée d’emblée, l’adhésion au soff, quoique dépendante de l’appartenance sociale, n’est qu’une qualité qui reste implicite, une virtualité qui, pour exister, doit s’actualiser. Et, comme condition implicite, elle n’est pas nécessairement formulée et désignée nommément, mais que la conduite ou seulement l’identité sociale permet de supposer. Le plus souvent, l’affinité ou l’inimitié qui caractérise le rapport entre deux groupes sociaux se manifeste sans qu’on porte dessus la référence du soff. En effet, la réalité du soff, qui n’est effective que dans l’interaction, est tacite.
Le terme générique de soff divulgué par le savoir colonial qui l’a découvert en Kabylie (auquel correspond celui de leff au Maroc, aux Haut-Atlas et au Rif) est utilisé aussi en Tunisie, mais il est assez peu répandu et n’est pas surtout d’un emploi courant parmi les protagonistes mêmes, alors qu’il est ignoré dans le langage des lettrés et celui du pouvoir central. Le terme spécifique utilisé couramment par tous, dans tout le pays, l’état de division étant général, est le nom même de la ligue : Hasania et Bashia auquel correspond au Sud : Yùsef et Shaddad, qui n’est autre que celui du chef de chacun des deux partis. L’origine conventionnellement admise de cet état de division «nationale » est rapportée à l’épisode de la « guerre civile » (1726-1740) provoquée par le prétendant au pouvoir monarchique Ali Bàsha qui s’est révolté contre son oncle, le Bey régnant Husaïen Ben Ali. Cette « maudite guerre, al harb al-lacina », écrit Ibn Abi Diàf est la cause de la « division du pays ــà ce moment làــ entre Husaïnia, les défenseurs de la cause (al qàimina bi dacawati) de Husaïen Ibn Ali et Bashia, les défenseurs de la cause de Ali Bacha »43. Ainsi se répartissent en deux camps les villes, les villages et les tribus dont il établit partiellement la liste. Les deux camps constitués en cours de guerre, et qui perdurent depuis, sont désignés par l’historien et ministre Ibn Diàf par le terme générique shicatu (pl.shiyàca), parti du nom du chef qui le désigne : shicat Ali Bàsha et shicat al Bey Hsin44. Le terme shic a, choisi du lexique classique et qui renvoie au schisme du premier temps de l’Islam, a aussi le sens propre de parti, de la réunion d’hommes suivant le même chef ou ayant la même doctrine. Ceux qui y adhèrent sont dit ashiyàca, partisans. Ibn Abi Diafa évite de recourir au terme hizb qui réfère à l’appareil de guerre et qui renvoie surtout à son sens coranique, celui de la confédération des arabes « dénégateurs » réunis pour faire la guerre au Prophète (al-ahzàb) . Au sein d’une même ligue, les tribus, tels que les Hmamma et Neffat, sont hulafà ou alliés.
Adressée au pouvoir central, la correspondance caïdale qui établit régulièrement des rapports circonstanciés sur les querelles et conflits entre les groupes rivaux voisins, n’a pas introduit dans le langage administratif le terme de soff à la description des razzias, ghazwàt. En tant qu’ennemis héréditaires, leur rivalité est notoirement connue, assez évidente pour porter la qualification de conflit de soff-s. Cela n’est pas propre au discours officiel, celui des Caïds, représentants du pouvoir central, puisque le terme même n’est pas non plus d’un usage courant dans le langage vernaculaire dont on a que très rarement des témoignages. Aussi bien comme attitude que dans l’action, la rivalité, étant de l’ordre de l’évidence, est vécue sans se référer à cette catégorie descriptive de soff si ce n’est à de rares exceptions, quand il s’agit de rendre compte, en rappel, du système d’alliance qui régit les relations entre les groupes sociaux, ou quand on répond à un enquêteur qui s’enquit à ce sujet. De cette occurrence, à des circonstances fortuites, on a relevé deux exemples : une pétition rédigée par les « grands » de la tribu des Beni Zid et le propos d’un informateur des Mrazigue à l’adresse d’un ethnologue.
Le rappel par les Beni Zid du mode d’organisation politique des tribus réparties en deux camps ennemis, à l’intention du pouvoir central, intervient à un moment où celui-ci, interférant dans les conflits internes, les accusent de soutien à une tribu étrangère rebelle. La réponse est écrite par les notables de la tribu le 9 juillet 1857, lors de cet épisode où le Sud tunisien est le lieu de refuge d’un groupe tripolitain de la tribu des Mhàmid conduit, dans sa fuite, par son chef Ghùma qui s’est révolté contre les autorités ottomanes. Ces réfugiés appartenant au même soff que les Beni Zid de l’arrière-pays de Gabès ont été accueilli par ceux-ci avant de se rendre aux environs de la cité de Kebili du même soff Shaddàd. Les M’hàmid ont dû auparavant traverser le territoire de la confédération des Ourghemma appartenant au soff adverse Youssef qui comporte notamment les tribus du Centre, les Hmamma, les Zlass et les Neffat. Conduites par le Général Muhammad khaznadar, les troupes de l’armée beylicale ont entrepris de pourchasser le rebelle Ghùma et ont reçu le renfort des tribus du soff Yousssef. Sur ces entrefaites, les tribus ennemies des deux ligues continuent à se razzier entre elles sans que cela ne soit particulièrement répréhensible par l’Etat, étant, selon la coutume bédouine, dans l’ordre des choses. Prétextant l’hospitalité donnée au groupe de Ghùma par les Beni Zid, les tribus ennemis les incriminent, portant plainte contre eux au représentant du pouvoir central. Pour se justifier, les notables rédigent une lettre au nom de « toute l’assemblée (miycad) des Beni Zid et des gens du commun (al camma) ». Il y est dit : « On a été agressé par notre adversaire (aqràninà) tels que les Hmamma, les Ourghemma, les Zlass et les Neffat. Ils ont mené plusieurs opérations contre nous sans que cela ne soit pris en considération alors que quand c’est nous qui menons l’action contre eux, si peu importante soit-elle, on établit à notre encontre une doléance exagérée » . Pour expliquer la nature des relations, somme toute habituelle, ils rappèlent au Premier ministre, sans que cela ne soit attentatoire, étant donné l’extériorité de l’Etat dans les conflits opposants les tribus ennemis : « On forme un soff à l’instar de notre adversaire, lanà saff mithla aqràninà »45. Le dernier mot aqràn qui signifie antagoniste, le rival, comporte surtout le sens de la personne qu’on traite comme égale en rang ; l’adversité se faisant dans le respect mérité du vis-à-vis, victis honos.
Un autre exemple où, ayant pris la parole, un membre de la tribu des Mrazigue signale l’alliance des tribus du Sud-Ouest, ligue désignée par le terme générique soff accolé à son nom propre. Une telle affirmation explicite intervient à une circonstance précise : une alerte d’une razzia que le locuteur raconte dans un récit à l’intention d’une personne étrangère. Ce récit recueilli par G.Boris se situe vers 1860 étant rapporté vers 1939 par un vieux informateur qui a assisté, tout jeune, à l’évènement. Accompagnés de leurs alliés, les Ouled Yagoub et les Adhara, les Mrazigue, en nomadisation dans le Sahara, ont été averti de l’attaque imminente d’une tribu venue de Tripolitaine. Rien d’étonnant à cela, ils s’apprêtent alors à me mettre en mouvement, yefzca, pour contrer la représaille. Mais, il revient au conteur de donner à l’ethnologue la raison qui est en soi toute évidente : « Ne sommes-nous pas d’un seul soff, celui de Youssef et notre ennemi étant celui de shaddad ( mànà soff wahid yousssef wal-cadu calina shaddad) »46.
En outre, la réserve quand à l’emploi du terme soff est en rapport avec sa signification. Il ne sert pas à désigner nécessairement une alliance ou un parti, car le sens spécifique, étymologique, comporte une connotation proprement militaire. Il renvoie en plus de la disposition partisane à la manifestation réelle de l’épreuve du combat même. Le nom saffun désigne les hommes rangés sur la même ligne et en l’occurrence les troupes engagées dans une bataille, alignées dans une position d’affrontement. Quand au verbe saffa, il signifie selon la traduction de Kazimirski : « Se ranger en bataille en présence de l’ennemi, opposer ses rangs en face de l’autre »47.
En conformité avec son sens étymologique, al Burzuli l’utilise au XIVème siècle, dans un traité de jurisconsultes à propos d’un conflit entre deux groupes d’un même village, pour décrire la violence du combat armé entre deux soff-s, à la tête de chacun d’eux se place un chef, combat qui a fait de nombreux blessés48.
En général, le mot soff n’est employé qu’en situation de conflit. Sa réalité potentielle ne s’affirme pour être nommer que quand elle devient effective, dans l’interaction et précisément à l’affrontement armé.
Le concept de soff, quoique tiré d’un savoir endogène, n’a été consacré comme étant une alliance, une ligue ou un parti, que dans les analyses du système politique local, mais extensible au pays, faites par le autorités coloniales. Parmi les premières enquêtes dressant un état général de la répartition des groupements sociaux (dans les tribus, villages et villes) en fonction de leur appartenance à l’un ou à l’autre soff dans tout le pays, celle menée quelques années avant l’occupation de la Tunisie, par Zaccone (en 1875), à partir de Tebessa (en Algérie), utilisant les renseignements recueillis sur place par les informateurs qui, suivant un questionnaire, ont catalogué l’ensemble des communautés sous ce rapport pour jauger les forces antagonistes en présence49. A la suite de l’occupation coloniale, des enquêtes sur le terrain, menées par des militaires faisant office d’ethnologues, complètent le tableau. Savoir colonial, somme toute utile pour la connaissance d’une société à forte tradition orale.
Au Sud-Ouest, sur la lisière méridionale du Chott, la division bipartite opère dans la proximité et départage de proche en proche des villages oasiens en deux camps adverses. Alors qu’entre les tribus, le réseau d’alliance a une dimension qui dépasse celle de la région et s’étend au-delà de la frontière, notamment en Tripolitaine où on trouve un alignement politique correspondant.
L’ensemble des villages, environ une quarantaine, sont répartis d’une manière équilibrée en deux soff-s. Chaque localité est affiliée, souvent par opposition à la voisine, à une ligue ; à l’exception du village de Bechri et de celui de Zaouiet al cànez dont la population n’est pas unanime, étant traversée par un clivage interne la divisant de l’intérieur en deux camps opposés. Au plus près, les villages, en fonction de l’adhésion à l’un ou l’autre soff, sont soit en relation d’amitié, d’échange et de soutien mutuel, soit ayant des rapports marqués par une sourde hostilité, des querelles et affrontements.
A la suite de batailles rangées entre des villages ennemis le gouvernement central qui prend acte de cette division essentielle la désigne, dans un registre fiscal datant de 1795 et une autre de 1801, par le terme « nasif » qui signifie « moitié », mais aussi la nature bicolore d’une chose .50
Chaque « moitié » forme une série de villages et à la tête de chacune se place la principale cité : Kebili d’un côté et Torra -Telemine de l’autre. Ignorant ainsi le terme soff, le Beylik attribue pourtant à chacune des deux moitiés le nom propre de la ligue : «nasif shaddàd » et « nasif Yùsef ». Et à partir du milieu du XIXème siècle, l’organisation administrative adopte cette division en ligues, pour la répartition des impôts, en les désignant par « utan yùsef » et « utan shaddàd », soit comme étant une circonscription ou région, utan, alors qu’elles n’ont aucune réalité géographique, les villages des ligues opposées étant, dans l’espace oasien, plutôt en position intercalée51.
Les tribus nomades de l’arrière pays du Nefzaoua et du Sahara sont dans l’ensemble affiliées au soff Yùsef. Néanmoins deux fractions de la confédération des Ghrib (Gacud et Sabria) et trois fractions de la tribu des Ouled Yagoub (Megarha, Ouled Sebca et Mekachra), appartienent au Soff Shaddàd. Opposition interne, entre groupes rivaux, circonscrite au sein de la tribu et qui n’interfère pas dans le jeu des alliances intertribales.
Si l’appartenance au Soff Youssef est prédominante parmi les tribus du Sud-Ouest, c’est en raison de l’extension du réseau d’alliance opposant les deux ligues ennemis sur une échelle plus large. Alors que la confédération des Ourghemma occupant le Sud-Est se range dans le même soff, l’ennemi (cadu) du soff opposé sheddad est représenté par les Beni Zid dont le territoire est à l’arrière pays de Gabès et au nord de la ligne limite du Chott el fejij. Extensible, la trame bipartite associe au-delà de la frontière, formelle, les tribus libyennes pour lesquelles les ligues opposées sont dites soff bahri et soff fùgui52. Parmi celles qui, à distance, se considèrent comme des alliées des Beni Zid et sont alors en rapport conflictuel avec les tribus du Sud-Ouest Tunisien : les Nouaïl, certaines fractions des Mhamid et des Sicàn.
Le système des soff-s, alliances permanentes, changeant d’appellation du Nord et Centre au Sud et au-delà de la frontière, étend son effet sur tout le pays. Le dualisme, étant répandu à l’ensemble du corps social, l’adhésion de chaque communauté à l’une des deux ligues est alors une obligation alternative. Sa répartition dans l’espace obéit à une disposition d’équilibre mettant face à face des groupes opposés de forces plus ou moins égales, régulièrement alternés. Sa répartition géographique prend au niveau du pays l’aspect d’un damier ou d’«un immense échiquier de deux couleurs », selon l’expression de R.Montagne53. Le jeu équilibré des deux partis ordonnés selon une parfaite alternance, qui assure une certaine stabilité sous tension, est à la base d’une organisation politique spontanée sur laquelle l’Etat n’a pas de prise, même s’il l’utilise occasionnellement, voire l’entretient et la manipule.
A portée générale, le dualisme qui recouvre un antagonisme fondamental est une constante durable et invariable, état de division qui apparaît comme une « opposition structurale ». En effet, les soff-s se définissent comme des ligues permanentes opposant des ennemis héréditaires entre lesquels le clivage ancien est donné comme étant séculaire. Du moins, son origine, se perd, dans la mémoire, dans un temps reculé et reste indéterminé.
Donnée incontournable dans tout le Maghreb au XVIIIème et XIXème siècle, le bipartisme, en tant que système d’alliance, est néanmoins inconnu au Moyen Age. Le phénomène n’aurait pas échappé à la perspicacité d’un observateur tel qu’Ibn Khaldoun qui a notamment décrit et formalisé la réalité socio-politique maghrébine.
b- A quand remonte la division bipartite ?
On rapporte communément l’origine de la division du pays en deux soff-s à l’épisode de la lutte dynastique dont les protagonistes servent à les désigner par leurs noms. Scission qui provoque une guerre civile départageant la population en parti légaliste et parti factieux. En fait, lors de cet épisode, dont l’historicité est établie, s’est enclenché, sur une vaste échelle, un clivage ancien sur lequel s’est greffée une lutte dynastique qui l’a réactivé, a favorisé sa propagation tout en le traduisant formellement dans le langage monarchique. Il sert de ligne d’horizon à la tradition orale qui lie l’origine de la division en soff-s à la lutte entre Husaïen ben Ali et Ali Bàsha, dont le sens référentiel est plutôt symbolique que réel. Cet événement tenu comme étant la cause de la division ne correspond pas en fait à la version historique : inversion des rôles, erreurs chronologiques... C’est ainsi, par exemple, que chez les Hmamma, pour la fraction des Ouled Maamar, le conflit est situé en 168054. D’une manière générale, le fait historique, établi et daté, n’a plus dans la tradition, comme lien du passé au présent, que la fonction de légende, de mythe fondateur. En effet, là où le souvenir du clivage ancien se perd dans le temps, la légende tient lieu d’explication. Il en est ainsi, d’ailleurs chez les berbères de Kabylie qui donnent à l’origine de ces alliances permanentes, les soff-s, une raison toute mythique. « Dans l’esprit des kabyles, rapporte R.Montagne, l’origine de ces deux ligues devrait être cherchée dans la lutte qui éclata un jour entre deux frères en sorte que les leffs ainsi formés dans tout le pays n’auraient été que l’épanouissement d’un soff d’un village »55. La parenté est le lieu d’un conflit qui oppose « deux frères » dans une « république berbère » ou deux proches parents, un oncle et son neveu, dans la dynastie Husseïnite. Allégorie de l’état de division sociale, le chiffre deux est ce symbole d’opposition qui, par son ambivalence, indique autant l’équilibre que la menace latente. Fréquent dans diverses cultures, ce symbole binaire exprime le dualisme.
La lutte dynastique mettant en guerre les groupes ennemis n’a pas été portée au Sud, au-delà du Djérid, et ainsi, dans les confins méridionaux, les deux ligues sont appelées exclusivement Yùsef et Shaddàd du nom des deux chefs qui, selon la tradition orale, sont issus de deux tribus du Centre du pays : les Methàlith et les Hmamma56. Le choix du nom prestigieux de ces deux chefs n’est pas indifférent, puisque Shaddàd n’est autre qu’un héros légendaire anté-islamique, quand à Yùsef, il est tiré de la tradition biblique intégrée dans l’islam.
La région étant épargnée par la lutte dynastique à laquelle on ne fait aucune allusion, la tradition orale, renvoie alors l’origine de l’apparition des soff-s à un passé lointain tout en l’attribuant néanmoins au pouvoir central . Vers 1890, J. De Bechevel prend note d’une version de la division Yùsef-Shaddàd recueillie dans le Nefzaoua. « L’origine de ces dissensions, écrit-il, est très ancienne ; elle date de 500 ans environ. A cette époque, les gens de Kebili avaient cherché à se révolter contre l’autorité du bey de Tunis et celui-ci avait été obligé d’envoyer ses soldats pour les réprimer. Le nommé Amor ben Ali el Djemni intriguait alors pour avoir le gouvernement du Nefzaoua. Espérant gagner la faveur du bey, il lui proposa de diviser le Nefzaoua afin qu’un parti veillant constamment sur l’autre, il serait plus facile de les diriger »57.
Dans cette version, on atteste l’antériorité des rivalités qui précèdent de loin la dynastie Husseïnite des Beys. Pourtant, prétextant la révolte de Kebili contre l’Etat on attribue à celui-ci la responsabilité de l’initiative de la division du Nefzaoua en partis ennemis. Y-a-t-il de la part des notables informateurs une justification idéologique qui répond à l’esprit du pouvoir d’Etat, ou bien est-ce la figure d’un Etat omnipotent qui justifie cette représentation de la division sociale ?
Toujours est-il qu’on la fait remonter, vers 1881, à 500 ans auparavant. Ce qui n’est qu’une indication d’une origine lointaine mise ainsi hors de portée. Ce même procédé est utilisé quand on s’exerce à dater le commencement du récit d’origine ou l’avènement de l’ancêtre fondateur qu’on situe dans un passé insondable, une manière de cultiver le mystère.
En restant dans les limites du temps historique, la manifestation de la division en soff-s sous la forme d’une guerre liée à la lutte dynastique intervenue entre 1728 et 1740 sert de repère, dans l’ordre chronologique, à des rivalités ancestrales. Au-delà du « temps structural » des anthropologues qui n’est que la formalisation du discours idéologique de la société sur elle-même, cette profondeur historique revelée, par chance, en Tunisie, n’a pas d’équivalent dans le reste du Maghreb. R.Montagne ne trouve pas un tel antécédent au Maroc. Et il conclut à propos de l’origine de la formation des leffs par la négative. Il écrit : « A la vérité, en l’absence de toute indication historique précise sur les rivalités anciennes des tribus de Haut Atlas, il nous paraît impossible pour l’instant d’expliquer par une cause unique la répartition des leffs [....] leurs aspects actuels ne permet plus de découvrir leur lointaine origine[.... ]. Cet état de division pourrait représenter le terme d’une longue évolution dont la cause initiale doit sans doute, dans le silence de l’histoire, nous demeurer cachée pour toujours »58.
Portons-nous au Moyen Age, en Ifriqiya pour scruter ce qui parmi les faits serait similaire à la division des soff-s. On peut glaner du XIIIème au XVIème siècle des renseignements sur un dualisme opposant, dans le voisinage, deux villages ennemis ou deux grandes villes concurrentes. Ainsi, dans le Sahel, les villages de Teboulba et Beqàlta sont en relation d’animosité ; le conflit entre Aroua et Malloul aboutit à leur disparition59. Et d’une manière générale, quand ils ne sont pas divisés de l’intérieur, les gens des villages, note le jurisconsulte Burzuli, « se jalousent comme les co-épouses »60. Le conflit peut, comme au Djérid, s’étendre à l’ensemble des villages qui se rangent dans deux camps ennemis. Il a opposé en 1384, rapporte Ibn Khaldoun, les villages de Sedada, Taqiyus et Nefta d’un côté et Kanuna et Tozeur de l’autre 61. Au début du XVIème siècle, Léon l’Africain souligne la division des gens de Tozeur en deux camps, habitant chacun un quartier à part, séparés par la rivière : Fatnassa et Merdès 62.
On peut multiplier à volonté les exemples de ces conflits qui restent localisés, n’ayant pas de portée générale. On ne trouve rien de semblable à ces ligues permanentes que sont les deux soff-s ennemis ayant, selon une disposition équilibrée, une répartition spatiale alternée sur l’étendue de la société rurale (villages et tribus) et créant un réseau d’alliances qui englobe tous les groupements sociaux opposés les uns aux autres sur l’ensemble du pays. Le Moyen Age ignore une telle institution. R.Montagne qui a découvert sur le terrain au début du XXème siècle l’état de division sociale en leffs et soffs, qui pourraient, à titre d’hypothèse, remonter aussi bien dans le Haut Atlas qu’en Kabylie, jusqu’au XVIIIème siècle, reste prudemment dubitatif quand à leur existence au Moyen Age. Pourtant, en étudiant l’Ifriqya médiévale, R.Brunschvig extrapole la thèse de R.Montagne qu’il applique comme une théorie générale ; et d’une manière affirmative, il conclut : « Le système biparti des soffs, si bien connu, si souvent décrit dans la Berbérie moderne, jouait déjà, de toute évidence, au Moyen Age »63.
Il est peu vraisemblable qu’une réalité aussi criante que celle des soff-s, institution fondamentale, ait pu exister au cours de l’époque médiévale sans être relevée par Ibn Khaldoun aussi bien dans son traité d’histoire que, surtout, dans sa théorie générale à vocation sociologique. Dans les Prolégomènes, la Muqaddima, il dresse un tableau synthétique des caractéristiques de chacune des deux composantes de la civilisation : citadine et bédouine. Celle-ci est censée nous informer sur l’organisation politique de ce milieu et notamment sur la nature de relations entre les tribus. Précieux témoignage, une pensée claire et concise résume dans un texte d’Ibn Khaldoun, que j’estime essentiel, l’organisation socio-politique de la société rurale subsumée sous le concept de « civilisation bédouine ». L’intitulé de ce court chapitre qui expose sa théorie générale informe sur la nature de la tribu et de son rapport à l’Etat est : « L’esprit du corps aboutit à l’acquisition de la souveraineté ». Une compréhension immédiate de cette idée-force d’Ibn Khaldoun, lecture au premier niveau, laisse entendre que la prise du pouvoir monarchique par la tribu et par conséquent la fondation d’une nouvelle dynastie, à un rythme régulier de trois à quatre générations, est une fatalité. Elle s’entend autrement. Sans être une nécessité historique qui répondrait d’un quelconque déterminisme, l’accroissement de la puissance de la tribu peut avoir pour issue l’accession au pouvoir monarchique proprement dit (mulk), ou seulement à la chefferie (ri’àsa). Ce qui n’est pas nécessairement inéluctable et encore moins le destin de toute une chacune des tribus à fort esprit de corps. Mais, l’idée générale telle qu’elle ressort du texte ayant ce titre, traduit un principe qui régit l’ordre social : la domination, at-taghallub, principe qui est à la base du modèle hiérarchique de la société rurale ou umràn badawi où prévaut la suzeraineté et la vassalité. Cette caractéristique fondamentale propre à l’époque médiévale révèle la différence avec la société tribale de la période moderne où s’établit une disposition équilibrée de forces égales antagonistes.
Le texte ayant pour titre, selon la traduction de Monteil, dans un sens restrictif : « La monarchie est le but de l’esprit de clan », traite en fait de la nature des relations entre les tribus au sein de la « civilisation bédouine ».
« Dans une tribu, même quand elle compte diverses grandes familles et plusieurs esprits de corps,il doit y avoir un esprit de corps plus fort que les autres, qui les domine. Ceux-ci lui obéissent et se fondent en lui pour former un seul grand esprit de corps. Sans cela, se produit alors la désunion dont résulte le désaccord et les querelles intestines. ‘Si Dieu ne contenait pas les hommes les uns par les autres, la terre en serait gâtée’ (Coran, II, 251).
« En ayant obtenu la domination de sa communauté, cet esprit de corps cherche, de par sa nature, la domination d’autres gens ayant un esprit de corps, qui lui sont étrangers. Si celui-ci est son égal ou lui résiste, ils demeurent alors rivaux et antagonistes l’un de l’autre ; et à chacun d’eux la domination de son territoire. C’est le cas des diverses tribus et nations du monde.
« La tribu qui parvient à exercer sa domination sur une autre tribu la sommet pour fusionner avec elle et accroît ainsi sa propre force de domination. Elle dresse alors plus haut son objectif de domination et de pouvoir. Toujours plus, jusqu’à ce que sa puissance égale celle de la dynastie régnante[...].
« Si une tribu rencontre des obstacles qui l’empêchent d’arriver à son but, ainsi que nous allons l’indiquer, elle reste dans sa situation jusqu’à ce que Dieu accomplisse ses volontés »64 .
Dans ce passage d’un texte succinct et récapitulatif, la notion de « domination » (taghallub, taghlubuha, ghalabathà) revient à sept occurrences. Ce qui révèle non pas la redondance mais l’importance fondamentale de ce concept qui constitue le principe de base de l’organisation politique de la société tribale du temps d’Ibn Khaldoun. Dans cette civilisation bédouine, le rapport entre les tribus ne tend pas vers l’équilibre entre partenaires rivaux mais plutôt vers la domination des plus puissantes douées d’un fort esprit de corps, casabiya. Ainsi, telle qu’elle est décrite, la société est très hiérarchisée, les groupes sociaux sont classés selon une échelle de valeur guerrière et de noblesse. La valeur de noblesse, essentielle, place au sommet de la dignité les tribus conquérantes. Cette notion clé de noblesse ou sharaf en est l’expression idéologique, traduite dans le langage de la parenté, dans le discours de la société sur elle-même. Mais Ibn Khaldoun s’en dégage et en révèle le fondement. Il écrit : « La noblesse, tient de l’ascendance (asàla), mais en réalité elle est propre à ceux qui ont l’esprit de corps »65. Au sein de la société bédouine, selon un rapport de force variable, certaines tribus sont dominantes, d’autres, inférieures et soumises, sont sujettes.
Ainsi, entre elles s’établit un lien de subordination, leur relation étant de suzeraineté et de vassalité. Cette forme d’organisation sociale est propre à la société bédouine de l’époque médiévale ; elle serait valable jusqu’au XVIème siècle, à partir duquel on entre, en raison de la lacune documentaire, dans un temps « obscur ». Etant donné que les sources historiques rendent compte déjà au premier tiers du XVIIIème siècle de l’état de division de l’ensemble du corps social en soff-s ennemis , ce système d’alliance serait apparu « au terme d’une longue évolution », selon l’expression de R.Montagne, entre le XVIème et le XVIIème siècle. Processus lent, dont on peut, à titre d’hypothèse, expliquer les raisons de cette rupture.
Entre le modèle hiérarchique médiéval et celui à disposition équilibrée opposant deux soff-s de la période moderne il y a un hiatus. Quelles sont les transformations qui seraient la cause du passage de l’un à l’autre et qui auraient affectées la société globale dans son ensemble ? Partons de l’état initial où celle-ci comporte une « civilisation citadine » soumisse au pouvoir monarchique et une « civilisation bédouine » où prédomine la tribu ayant une autonomie vis-à-vis de l’Etat. C’est dans le rapport entre ces deux entités –tribu, Etatــ que réside la clé du problème. Alors qu’ils étaient dans une relation à la fois d’exclusion et de concurrence en tant que forces politico-militaires, leurs rapports se sont, depuis, distanciés. Laquelle de ces deux forces qui a défaillit ? La question reste entière quoiqu’on peut supposer a priori que l’équilibre s’est rompu à la faveur du pouvoir central qui a pris, le premier, le contrôle de l’arme à feu et dont la technologie militaire lui a permis l’usage du canon et de l’arcquebuse, inaccessible au monde tribal, comme l’a souligné A. Zghal. « C’est, écrit-il, à partir de la deuxième moitié du XVème siècle, avec l’introduction des canons et des arquebuses et le changement définitif de l’équilibre des forces militaires en faveur du pouvoir central que le modèle khaldounien cessa d’être valide non seulement pour l’espace tunisien mais pour l’ensemble du Maghreb ».66 Est-ce l’unique cause du changement du système politique maghrébien ? Loin s’en faut. Bien au contraire, on peut retourner la question en inversant le raisonnement. Les transformations que connaît la société à ses deux versants citadin et bédouin ne serait-elle pas plutôt, dûes à « la crise de l’Etat », à la faiblesse du gouvernement fondé sur les villes ? Et c’est alors du fait du repli de l’Etat sur ses villes que le monde bédouin acquit une très grande autonomie, sans avoir la force de conquérir le pouvoir d’Etat, mettant face à face des tribus dans une situation d’opposition équilibrée, celle des soff-s. Parmi celles-ci, la « domination », at-taghallub, à laquelle correspond la valeur de « noblesse », sharaf, propre à la période médiévale n’étant plus de mise, apparaît alors au cours de l’époque moderne la « sainteté » de certaines «tribus maraboutiques » ayant un statut religieux inconnu jusqu’alors .
Qu’on impute la défaillance à l’une ou l’autre force ــ Etat et tribu ou qu’elle soit partagée, les transformations sociales qui en résultent et qui englobent la société dans son ensemble intervient en Ifriqiya à partir de la chute de la dynastie Hafside, dans une évolution lente qui commence à la fin du XVIème siècle.
2-Les formes de la violence
L’échange de violence est inscrit dans l’ordre social du milieu bédouin. Elle marque, dans la région du Sud-Ouest, les relations des villages oasiens entre eux et avec les tribus, ainsi que les rapports entre celles-ci . Les rivalités des groupements sociaux appartenant à des soff-s adverses provoquent fréquemment des affrontements entre les villages voisins qui s’engagent dans des batailles rangées et entre tribus ennemis, qui, ayant parfois subies des massacres lors de la conquête du territoire pour la primo- installation, sont couramment soumises à des razzias.
Au Nefzaoua, parmi les villages oasien, la lutte entre soff-s est particulièrement virulente entre les chefs-lieux des deux camps, Shaddàd et Yùsef : Kebilli et Telmine. Si la mémoire vivante en garde le souvenir qu’on raconte encore, les registres fiscaux en tiennent le compte des morts pour lesquels on paie des amendes au Beylik. C’est ainsi, par exemple, que les gens de Kebili sont portés sur un registre datant de 1773 comme étant redevables de la mort de huit personnes en « s’étant mis en mouvement, fiizcu » sur le camp adverse.
Les luttes intestines entre les villages ennemis furent momentanément interrompues à la suite d’une trêve conclue en 1784. Dans un manuscrit anonyme, qui échut dans les Archives du Bureau des Affaires Indigènes, il est noté qu’« en 1200 de l’Hégire, [soit en 1784], il semble que les partis ennemis, las de combattre auraient signé la paix, mais cette période de repos ne fut pas de longue durée[.....], la discorde ne tarda pas à réapparaître »67. Cette information est corroborée par une indication inscrite dans un registre fiscal selon lequel la trêve est notifiée dans un « procés-verbal, mahdhar » condamnant les gens de Telmine à une amende de 1700 dinars68. Elle a dû intervenir à l’issue d’une bataille sanglante, puisqu’on fait état d’une vingtaine de morts parmi les gens de Telmine et de huit morts parmi ceux de Kebili, pour lesquels ils sont redevables au Beylik du « prix du sang, (dyia) » de 12500 et 4000 dinars. Somme qui reste non payée jusqu’à l’année 1795 où elle est toujours réclamée. A cette date, les gens de Torra sont frappés d’une amende exceptionnellement lourde, d’une valeur de 20.000 dinars, pour laquelle on précise le motif : « Ils ont attaqué le fortin et en ont fait sortir les prisonniers »69. Utilisé à l’occasion comme prison, ce poste militaire, où la garnison n’est pas permanente et qui sert surtout à accueillir la colonne de l’armée, mhalla, pour le recouvrement des impôts, se trouve dans le village de Mansoura au cœur du Nefzaoua. Il a été assailli par les gens de la grande cité voisine de Torra, ville médiévale qui constitue jusque là le principal centre urbain de la région. En attaquant ce siège du pouvoir beylical, la cité de Torra a dû subir une représaille et a dû être totalement détruite puisque au-delà de cette épisode elle disparaît et depuis elle n’est plus mentionnée dans les registres fiscaux. On signale encore sur le terrain son emplacement, en ruine, entre Telmine et Mansoura. Il en est de même du fortin de Mansoura qui, après avoir été saccagé, n’est plus que vestiges. A la suite de cette bataille, le Beylik a entrepris la réorganisation administrative du Nefzaoua, réduite en fait à la fonction fiscale, en nommant à la tête de chacun des deux soff-s un représentant, khalifa, originaire de Kebili et de Telmine.
En général le pouvoir central n’intervient dans les luttes intestines entre les villages qu’après coup ; son interposition est d’ordre répressif et punitif ayant pour objet la soumission des belligérants à des amendes. Seule la rébellion amène l’armée à intervenir, faisant appel à un soff contre un autre. Ainsi, en engageant une troupe armée contre une fraction de la tribu libyenne des Mhamid conduite par son chef Ghùma qui s’est refugié en 1857 dans le Sud tunisien, le Général Muhammad Khaznadar a eu recours à une force d’appoint fournie par les tribus des Hmamma, Neffat et Mthalith du Centre appartenant au soff Hasania-Yùsef, pour mater le insurgés, accueillis par la tribu des Beni-Zid du soff adverse, Shaddàd. S’étant solidarisé avec les insurgés du même soff, Kebili a subi une attaque féroce de l’armée. Il fut assailli et soumis à une lourde imposition de guerre et ses palmeraies furent vendues aux villages du soff ennemi. L’humiliation a été à son comble n’ayant d’équivalence, dans le système d’honneur, que le meurtre : le viol collectif des femmes. Transgression de l’honneur connue dans une tradition guerrière où le rapt et le viol des femmes, saby an-nisà, est invoqué couramment dans les Annales et qu’on retrouve de Tabari à Ibn Khaldoun. En occupant Kebili, « on enchaîne les hommes. Les femmes subissent ce qu’il est convenu d’appeler les derniers outrages »70. Dans cet épisode comme dans tant d’autres, quand un village est agressé c’est le triomphe de l’ennemi héréditaire. La rancœur et la haine sont toujours retournées contre le soff adverse.
Dans ce contexte régional où l’Etat est généralement inopérant, aux conflits internes transversaux entre villages ennemis immédiats s’ajoute la pression du vis-à-vis nomade, celle de la tribu protectrice. L’alliance de celle-ci avec un village sédentaire dite sohba, ou « amitié », est payée en retour par une redevance tribut périodique dit jaddada. Cette taxe de fraternisation, qui n’est pas souvent lourde, est un signe de vassalité . C’est ainsi qu’elle est exigée, par exemple, par la tribu des Ouled Yagoub de certaines villages des Nefzaoua. Une de ses fractions, les Ouled Azira, reçoit du village de El Golaca, annuellement, 20 kg de dattes par maison. Celle des Ouled Mira ont droit tous les ans à 20 kg d’orge et un litre d’huile par maison du village de Blidet. Le village de Jarsine livre à la fraction de El Haroub, en plus de 20 kg de dattes par maison, un drapé, hùli, toutes les fois qu’une de leurs filles se marie avec un étranger.
Les exigences peuvent être poursuivies à outrance exigeant une compensation sexuelle. De la sorte, certaines fractions des Ouled Yagoub se comportent ainsi avec le village de B. qui était auparavant sous la protection de la puissante tribu ennemi des Ben Zid. Ils le traitent « en pays conquis à tel point que lorsque les versements sont insuffisants, ils vont jusqu’à faire subir aux femmes des B. les inévitables derniers outrages »71. Pratique que subit ce même village de la part des Touareg lors d’expéditions militaires, ghezzosu . «Quand un djich (bande armée) était signalé, les hommes de B. quittent le village et n’y laissent que les femmes ; ils ne revenaient que lorsque les Touaregs étaient repartis ; moyennant ce sacrifice, les Touaregs, parait-il, respectaient leurs réserves de grains et leurs troupeaux de chameaux »72. Cette forme de soumission innommable, signalée il y a un siècle, est encore proverbiale aujourd’hui .
Entre tribus, la forme de violence conventionnelle est la razzia, expression introduite dans la langue française à partir du mot arabe ghezzou. Si ce terme a le sens d’une expédition rapide, d’une incursion contre un troupeau, une localité et par extension celui de conquête, il comporte aussi dans la langue vernaculaire une charge émotive, celle de la joie, de l’excitation joyeuse et de l’enthousiasme. Alors que le terme ghezzou indique une attaque univoque, le mot zaghba, plus souvent usité dans les Sud tunisien, est employé réciproquement dans les deux sens, aussi bien l’attaque que la défense. Ainsi, il peut signifier, en fonction de la circonstance autant l’expédition de pillage que l’opération de contre-attaque pour la reprise du butin. Aussi général et plus courant est le terme fazca qui signifie l’alerte et la mise en mouvement pour une action armée.
Loin d’être une qualité négative l’échange de violence est, entre ennemis, une conduite d’honneur qui implique le défi. Bien plus, elle est, en milieu nomade, valorisée, réglementée et à travers laquelle les tribus se mesurent en bravoure et en font un objet de fierté comme elle est célébrée dans la poésie populaire. Et par ailleurs, comme l’a souligné Ibn Khaldoun, ce pillage (nahb), peut être pour les plus guerrières des tribus, une source de vie, du moins une forme d’appoint d’acquisition de richesse, notamment de troupeaux d’animaux. Ne l’a-t-il pas tenu pour une nature bédouine. « C’est leur nature de piller autrui, écrit-il. Leur gain (butin) est à l’ombre de leurs lances, inna rizqahum fi dhilli rimàhihim » . A la considérer dans la logique interne de la société bédouine, cette activité n’est pas dépréciative des relations sociales qui intègrent l’échange de violence comme relevant de la réciprocité du jeu social. Elle est soumise à un rituel et répond à un code d’honneur chez des tribus aussi hospitalières que guerrières.
Dans le Sud-Ouest tunisien, l’activité guerrière n’est pas assez fréquente et d’un apport considérable pour être lucrative aux déprédateurs et dommageable à ceux qui la subissent. Néanmoins, danger imminent, la razzia est vécue par les tribus de la région comme une menace pesante étant donné le risque à tout moment de représailles menées contre elles par les tribus étrangères. En effet, on ne nomadise pas en toute quiétude. « La peur parcourt le pays( al barr khùf )»73, dit un vieux de la tribu des Mrazigue vers 1935, rappelant un passé déjà révolu où l’ennemi qu’on craint est la tribu étrangère du soff ennemi.
Le but poursuivi par la razzia, expédition de pillage, est de ramener le butin. Naghnmu, dit-on, verbe qui signifie s’emparer de la « richesse, ghanima » représentée par le capital sur pied, le troupeau. Action pour laquelle on souhaite, pour sa réussite, la bénédiction divine. En effet, en expression de salutation à ceux qui partent en expédition, il est dit : « Aghnemkum Allah, Que Dieu vous donne du butin » ; à laquelle on répond : « Men shayhim là harrama allah, Par Dieu il n’est pas illicite d’avoir leurs biens » 74.
La préparation de l’expédition obéit à un rituel selon lequel les membres de la bande partagent un repas cérémonial et pour sceller un accord ils passent au dessous d’un drapé, hùli, tendu par deux personnes. Parfois, c’est sous un turban de tête tendu à bout de bras par deux hommes vénérables que passent les cavaliers. Ce pacte est signalé par l’expression : « yemrgu taht zmala wahda, passer sous un même turban ».
Après avoir repéré l’emplacement du troupeau sur un terrain de parcours, souvent à un point d’eau où se rassemblent les animaux pour l’abreuvage, les assaillants surgissent subrepticement, surprenant le gardien qu’on ligote et à qui on annonce l’identité du groupe afin de se faire connaître à l’ennemi, selon la règle du défi. La razzia ne donne généralement pas lieu à un affrontement et ne produit pas de morts ; elle n’a pas d’autre objectif que l’accaparement d’une part du troupeau. En le ramenant au douar, les assaillants sont accueillis en héros par les cris de joie des femmes.....
Telle qu’elle est envisagée, elle se ramène ainsi à un vol de bétail et d’autres biens (grains, tissage....). Avant d’examiner des exemples de ce type de raids dans la région du Sud-Ouest où les tribus les subissent en se défendant sans les entreprendre elles-mêmes, il importe au préalable de faire état d’une autre forme de violence plus grave pour ses conséquences fâcheuses : le massacre, meurtre collectif des membres d’une tribu ainsi menacée d’extermination.
On distingue deux principales formes de violence : les raids visant le bétail et les massacres meurtriers. Le premier type, la razzia, est habituel. Le second, exceptionnel, est historique. Forme originaire, le massacre se situe au temps de la formation des tribus de la région qui engagent des batailles pour le contrôle et la conquête du territoire à s’approprier par l’expulsion de la tribu concurrente amenée pour sa survie à se déplacer ailleurs et à entreprendre ainsi un mouvement migratoire constitutif. Cette violence fondatrice vise l’extermination de l’ennemi.
C’est ce que révèle le récit d’origine de chacune des tribus des Ouled Yagoub et des Mrazigue qui ont subi ce massacre et ayant eu de fortes pertes humaines, ont été obligés par les Ourghemma, puissante confédération des tribus du Sud-Est, à migrer plus à l’Ouest et dans le Sahara. Au massacre ayant par conséquence l’expulsion et la migration des uns correspond l’occupation par les autres d’un territoire sur lequel ils exercent leur plein pouvoir. Alors que pour la confédération de Ourghemma l’opération est considérée comme une victoire, taghallub selon l’expression d’Ibn Khaldoun, en exerçant sa domination sur un territoire acquis par la force des armes, les Ouled Yagoub et les Mrazigue l’envisagent, a posteriori, comme une transgression du code de l’honneur ; leur défaite n’étant pas consécutive à un affrontement réglementaire mais résulte d’une trahison du rival dont le stratagème a consisté à leur tendre un piège, une embuscade, ou en une attaque par surprise. Effectué par lâcheté, le massacre ne mérite ainsi que le mépris et humilie l’ennemi.
Selon la légende, « les Ouled Yagoub occupaient en maître la région de Tataouine », à une époque (qui serait le XVIème siècle, rajoute-t-on dans l’annotation du récit) où ils étaient les alliés des Ouderna. Mais « cette puissance (Les Ouled Yagoub) fut battue en brèche par la confédération des Ourghemma qui acquit la supériorité dans cette région sur la tribu rivale par la ruse et la perfidie plus que par la force : un jour en effet le miyad (l’assemblée) des Ouled Yagoub attirée traîtreusement dans une caverne y fut brûlée. Les survivants de la tribu, conduits par un des leurs, quittent alors la région de Tataouine »75. Dans leur retraite, ils s’avancent dans le Djebel, la Montagne, pour s’établir à Guermessa, Matmata, Teshine, Tamezret...puis ils furent définitivement chassés par les Ourghemma. Leur migration se poursuit vers l’Ouest pour s’installer enfin au Nefzaoua.
Un épisode similaire est fourni par la légende des Mrazigue. Venant de Tripolitaine, dans un mouvement migratoire, l’ancêtre éponyme des Mrazigue s’installe d’abord, avec les siens à proximité du village de Toujane, au sud-est de Matmata, dans un pays dominé par les Touazine, des Ourghemma, avec qui s’établit d’abord une alliance consacrée par un échange matrimonial ; des filles des Touazine ont données en mariage aux Mrazigue. Mais ceux-ci ne tardèrent pas à se déplacer plus à l’ouest, au nord du Chott, dans une région montagneuse auprès de la communauté villageoise des Ayaïacha. En se rendant en caravane au Nefzaoua pour acheter leur provision annuelle de dattes, la gent masculine des Mrazigue se fait attaquée par les Touazine qui se retournent contre eux et les massacrent dans une embuscade. « Les sournois alliés qui nourrissaient dans leur cœur des sentiments de convoitise à l’égard des biens de Sidi Marzoug décidèrent de tendre une embuscade à la caravane des Mrazigue sur son chemin de retour. Pour cela ils se postèrent au passage obligé de la montagne où ils l’attaquèrent lâchement tuant beaucoup d’hommes et capturent leur convoi. L’endroit où se déroule ce drame lamentable a été appelé khanguet ed-dem, ‘le col ou le défilé du sang’»76. Lors de cette attaque, Marzoug a eu la tête fracassée, ce qui a valu à certains de ses descendants qui ont fait souche à Toujane le nom de Ouled Lemfarchakh, c’est-à-dire « les enfants de l’homme à la tête cassée ». Et ce sont les rescapés de cette tuerie qui ont émigré pour s’installer dans la région oasienne du Nefzaoua, avant de s’approprier à partir du village de Douz et de Aouina, un territoire saharien.
La guerre totale correspond à la formation ou plutôt à la réfection de l’organisation tribale à un moment où chacune se constitue en exerçant son pouvoir sur un territoire propre, s’assure de la cohésion de ses composantes entre lesquelles s’établit, par alliance, une union indéfectible maintenue par un esprit de corps, une asabya, dans une opposition à la tribu ennemie voisine. Au XVIIIème siècle, la configuration des tribus sur leurs territoires semble avoir pris forme. C’est ainsi que les deux tribus ennemies de soff-s opposés, les Beni-Zid et les Ouled Yagoub, occupent chacune l’espace situé pour les premiers au nord et à l’est du Chott el Féjij, et au sud de cette limite pour les seconds, occupant l’arrière-pays du Nefzaoua. Néanmoins, une fraction des Beni-Zid, les Ghayàlif, par défection, quitte la tribu mère et se greffe sur la tribu adverse des Ouled Yagoub. Elle subit alors la vengeance des siens qui entreprennent contre elle une opération dévastatrice menée sur un terrain de labour situé au nord du Chott, au Chareb. « En 1196 (de l’Hégire, 1782), un combat farouche oppose les Ouled Yaoub aux Béni Zid dans le Chareb. Ceux-ci, vainqueurs, s’acharnaient sur les transfuges de leur tribu, les Ghayalif qui supportèrent tout le poids du pillage et sur les Ouled Sbaa qui furent presque massacrés »77.
La stabilité de l’institution des soff-s , pacte perpétuel des tribus appartenant à l’un ou l’autre camps et réparties en alternance dans l’espace, dans une disposition équilibrée, a été décrite par R. Montagne au Maroc, dans les Haut-Atlas, au début du XXeme siècle. Mais en portant l’enquête à une période antérieure, il relève un type de rapport où le jeu d’équilibre entre les tribus est défaillant, et qui correspond à un moment où celles-ci sont encore en voie de structuration. Cet épisode historique se rapporte à la fin du XVIIIème siècle et coïncide ainsi avec le temps de l’affrontement meurtrier pour la conquête des territoires de tribus du Sud tunisien. Il rapporte : « Un jour, les Insifern décidèrent d’en finir avec leurs adversaires (les Indghertit). S’étant concentrés, ils cernèrent la zaouia d’Ilemti (appartenant aux Indghertit) pendant la vingt-septième nuit du Ramadan, la nuit sacrée du ‘ destin’ et sans reculer devant le sacrilège, égorgèrent les soixante-dix hommes sans défense qui s’y trouvaient. Ils passaient ensuite aux villages dont ils exterminèrent entièrement la population mâle et ruinèrent l’agadir, forteresse collective de la fraction ennemi. Désormais, débarrassés des Indgherit, les Insifern firent appel à des familles étrangères d’origines diverses, repeuplèrent le pays et annexèrent à leur leff le territoire de la fraction disparue78». Il y a là un exemple de ce type de violence où le massacre meurtrier a pour objet l’acquisition ou l’extension de l’espace vital de la tribu. Au Maroc, encore, une enquête ethnographique récente menée dans le Rif révèle cette forme de violence totale : le massacre dont on reconnaît « le caractère exceptionnel »79 par rapport aux raids et agressions armées assez courantes qui se ramènent à des vols de bétail et de grains.
L’hostilité permanente, le feud des anthropologues, est effective ; elle se manifeste entre groupes ennemis essentiellement par des raids sous forme de razzias. Il en est au contraire, tout autrement, pour la théorie de la segmentarité qui suppose que dans l’affrontement de groupes opposés s’interposent les lignages « maraboutiques » auxquelles on attribue un rôle de médiateur ayant la fonction d’arbitre afin de maintenir l’ordre et de garantir ainsi l’équilibre. A l’encontre de la thèse gelnérienne on a vu apparaître l’équilibre oppositionnel des groupes tribaux et le jeu de bascule. A lui chercher une quelque application, comme théorie du système politique, on se rend compte, à l’évidence, qu’elle n’a aucune validité. Ghrib et Mrazigue se disent « fogra » c’est-à-dire doués d’une bénédiction divine ou baraka, ayant un attribut de sainteté, sainteté qui n’est, en fait, reconnue que parmi les siens ou à la rigueur par des membres des autres tribus et villages alliées. Par leur qualité de fogra, ils proclament leur pacifisme qui n’est pas souvent respecté par les ennemis. S’ils reconnaissent avoir pour eux les bénéfices de la grâce de Dieu, la « baraka », il faut plutôt comprendre celle-ci dans le langage vernaculaire et en retenir le sens de don divin et de la suffisance en biens déclinant toute prétention sur ceux d’autrui.
L’implication des Mrazigue dans un conflit avec une tribu ennemie est traduite, dans le récit d’origine, discours idéologique, en langage sacré. Dans l’échange de violence, au défi, cette tribu « maraboutique », de part sa qualité religieuse, lance en contre défi, une réponse miraculeuse. L’hagiographie des saints, notamment celle des premiers descendants du fondateur, donne deux exemples édifiants. Dans un cas, c’est la force magique du saint intervenant directement d’une manière prodigieuse qui met en déroute l’ennemi ; dans l’autre, sa prière a suffi pour qu’une tribu alliée se substitue aux Mrazigue et prenne la revanche, réalisant ainsi une prophétie.
Sidi Abderrahman esh-sherif, dit aussi Sidi Aberrahim, le frère du saint patron al Ghoth, se voit razzier, à un campement dans le Sahara, ses troupeaux qu’il abreuvait au point d’eau, Touil Ma, par les cavaliers de Beni Beddar, tuant à coup de sabres six de ses sept fils et emportant le butin. Il n’eut comme réplique que de lever les yeux vers le ciel maudissant les ravisseurs et appela de ses vœux, en punition, leur disparition à jamais de la terre. Dans sa sainte fureur, « Sidi Abderrahim, la face transfigurée quitta la terre de ses deux pieds. Devenu léger comme un oiseau, il s’envola [....] Son corps se tenait à la hauteur du vol d’un corbeau et ses familiers le virent disparaître à la vitesse habituelle de cet oiseau funèbre. Lorsqu’il parvint au dessus d’eux... les Beni Beddar en voyant cet homme qu’ils connaissaient bien, descendre du ciel, furent terrorisés car ils n’ignoraient point la puissance des Marabouts, instruments de la volonté divine. Ils se mirent aussitôt à s’accuser mutuellement du crime commis et en vinrent à se battre entre eux »80. Ainsi, ils se trouvent pris dans une bataille fratricide et le troupeau razzié qui fut abandonné reprit la piste qui le mène au point de départ, le puits de Touil Ma. Et de surcroît, la malédiction prononcée par le saint les toucha, puisqu’un jour de grand orage, « le Feu du ciel » les frappa et aucun ne survécut. Et les gens croient voir dans les ruines du grenier qu’ils occupaient la trace de cette foudre.
Un autre saint, de la première génération, Sidi Bou Ali fait figure de « guerrier pacifique ». Il est à la tête d’un lignage « maraboutique » qui ne dédaigne pas le combat pour lequel, à sa défense, il se fait remplacer par des alliés belliqueux confortés par la force magique du saint dont la présence plane sur le champ de bataille au cours de l’affrontement. En effet, lors d’un évènement proverbial, cité pour attester du caractère sacré des Mrazigue, la fonction guerrière de ce saint s’exerce par la voie du miracle au cours d’un combat contre l’ennemi du soff adverse mené par le truchement d’une tribu alliée. On raconte qu’une troupe de 150 à 200 cavaliers des Beni Zid vient razzier le troupeau de chameaux des Mrazigue en pâturage à une étape de Douz. Le berger qui leur échappe se rend au village, l’alerte fut aussitôt donnée à l’aide du tambour de guerre sur la hauteur de la colline. Ainsi avertis, les hommes forment un groupe de méharistes et de cavaliers et entreprennent la poursuite des assaillants. Un combat s’en suit au cours duquel les Mrazigue eurent de nombreux tués sans empêcher les Beni Zid de s’enfuir avec le butin. Ainsi, n’étant pas en mesure de répondre à ce défi comme il se doit, on a alors recours aux moyens pacifiques de la conciliation. « La délégation des vieillards Mrazigue, conduite par Sidi Bou Ali en grande pompe, ayant une nombreuse suite et les plus belles tentes, va donc se présenter au campement Beni Zid. Après le repas de bienvenue (car les nomades en tout pays savent offrir l’hospitalité), les gens de Douz demandèrent qu’on leur rendit, au nom de Dieu Tout-puissant et juste, les bêtes qui leur avaient été ravies par la force »81. Mais à l’imploration on oppose un refus net. Le saint lança alors sa malédiction, prophétisant une attaque contre les Beni Zid, à mener par leurs alliés Touazine qui prendraient la revanche. C’est ainsi que le chef de ceux-ci a eu en songe le saint qui lui demanda de s’attaquer aux ravisseurs et de reprendre le troupeau razzié, en le rassurant, pour le conforter, que dans cette opération il n’est que « l’instrument de la volonté divine ». A dix cavaliers, les Touazine rattrapent les ravisseurs à l’endroit indiqué par le saint et font alors « parler la poudre ». « Les Touazine ajustent si bien leurs tirs qu’à eux dix ils laissent croire qu’ils étaient cent. Derrière eux, les Beni Zid, terrorisés virent soudain le Marabout Sidi Bou Ali user miraculeusement d’un jerid (une palme) comme d’un fusil et faire feu sur eux, réellement (c’est cet évènement extraordinaire qui valut au saint homme le surnom de Bou Jerida l’homme à la palme sous lequel il est passé à la postérité) »82 Cet évènement rappelle l’alliance des Mrazigue avec les Touazine et plus précisément avec une fraction de cette tribu : les Rjaïla.
Ces épisodes d’incursions de tribus ennemies venant de la région septentrionale, des Steppes, auxquelles font face les merveilleux saints remontent au premier temps de l’installation de la tribu des Mrazigue. Au cours du XIXème siècle, dans la région du Sud-Ouest, l’ensemble des tribus (Ouled Yagoub, Adhara, Mrazigue et Ghrib) est majoritairement du soff Yoùsef, quoiqu’elle comprend quelques fractions du soff Sheddad, sans que les dissensions internes ne donnent lieu à des raids. En cours de nomadisation dans le Sahara, le triptyque, Ouled Yaogub-Mrazigue-Adhara, forme une association où la fonction militaire défensive est principalement assurée par les premiers. Cette association consacre le lien entre une « aristocratie guerrière » (les Ouled Yagoub) et une « aristocratie religieuse » (les Mrazigue). Entre cet ensemble de tribus et les Ghrib qui nomadisent dans l’Erg Oriental les rapports sont neutres ou d’évitement. Mais pour les uns et les autres le danger est étranger, il est représenté par des tribus plus sahariennes, les « grands nomades » du désert.
Les razzias que les Mrazigue craignent ne proviennent pas particulièrement de la tribu ennemie des Beni-Zid comme auparavant mais plutôt de celles dont le territoire est au-delà de la frontière libyenne et algérienne. Le réseau d’alliance des soff-s se prolonge en Tripolitaine où les tribus de Sicane , des Nouaïl et des Mhamid sont du camp ennemi, alors que celle des Houamed est l’alliée des Mrazigue et Adhara. Par ailleurs, une alliance fait dépendre ceux-ci des Touareg. Ces Touaregs mènent par contre fréquemment de représailles contre les Ghrib et les Sabria, alliés du côté Ouest à la tribu des Chaamba.
Si l’échange de violence prend la forme du défi et contre-défi, ce sont toujours les tribus de la région qui subissent des représailles et s’emploient à reprendre les chameaux razziés et à repousser les attaques du dehors. Le même déséquilibre apparaît entre les tribus dont le rapport, loin d’être établi sur le mode de la réciprocité entre partenaires égaux, correspond à une relation de dépendance entre protecteurs et protégés, selon laquelle ceux-ci paient une redevance coutumière dite jeddada. Terme qui signifie être dans le besoin et demander le secours et ainsi être réduit à « solliciter un don » de Dieu ou de quelqu’un. L’échange entre partenaires est traduit en don et contre-don. Ce rapport de dépendance est souvent établi par un acte notarié sous la forme d’un contrat d’association amicale dite sohba en vertu duquel un droit de clientèle est versé en échange de la protection. De ce tribut coutumier on rapporte quelques exemples : les Mrazigue offrent annuellement aux Haouamed de Tripolitaine un drapé, wazra, par famille. On signale, d’ailleurs, l’existence d’une convention, entre eux, probablement sous forme d’acte notaire, hojja, datant de l’an 1178 de l’Hégire, soit de 1764. Ce contrat d’association qui stipule le paiement d’un tribut de protection remonterait à la période de la formation de la tribu des Mrazigue dont on n’a pas de mention antérieure à cette date83. Les Adhara livrent aussi à ces Houamed vingt kilogrammes de dattes par tente tous les ans. Les Touaregs Ifogha perçoivent un drapé par an de chaque famille des Adhara, ainsi qu’une redevance variable des Mrazigue en contre partie de la protection de la route de Ghadames. De leur côté les Ghrib et Sabria livrent à leurs protecteurs, les Chaamba d’El Oued, d’Algérie, un agneau par tente et par an 84.
Alliés au même soff Yùsef que la confédération des Ourghemma qui occupent le Sud-Est, la tribu des Mrazigue est liée par un contrat d’association avec une fraction de la tribu des Touazine, les Rjaïlia, qui a dans le passé assuré sa défense par les armes. « En échange de cette protection, les Mrazigues fournissent au Rjaïlia une certaine quantité de vêtements de laine blanche de fabrication locale, houli ». Bien que ce droit de clientèle soit tombé en désuétude au XXème siècle, Jean Seran qui le signale, écrit en 1948 : « Cette tradition d’un passé aboli s’est perpétuée jusqu’à nos jours d’une manière symbolique. En effet, lorsqu’un Rejili des Touazine vient à Douz (fait très rare d’ailleurs) il ne quitte pas le pays sans emporter un houli offert gracieusement par la population des Mrazigues »85.
La « pacification » du pays par les autorités d’occupation coloniale, créant de postes militaires à Kebili et à Douz à partir desquels elles contrôlent des positions avancées dans le Sahara, a rompu les liens de dépendance entre les bédouins nomades et les sédentaires oasiens et a progressivement fait disparaître les razzias dont la mémoire garde encore le souvenir transmis et mémorisé dans la poésie populaire sous une forme rimée. Parmi les dernières razzias, celle qui s’est produite vers 1914 aux confins Sud du Sahara sur un lieu de campement commun dit az-zimla, soit une haute dune de sable et qui fut depuis baptisé Erg el( Burma), c’est-à-dire « dune à marmite », en souvenir d’une bataille survenue en ce lieu comme le rapporte la tradition orale. En cours de nomadisation, un campement de trente tentes, qui comprennent hommes femmes et enfants, était à cette station de transhumance accompagnant un important troupeau de chameaux. Ce groupement de tentes, formé en grande partie de Adhara (25 tentes) mais aussi de Mrazigue (3 tentes) et de Sabria (1 tente), a été averti par un informateur de la tribu alliée du même soff, les Touazines, des Ourghemma, de l’attaque imminente d’une troupe de sept cent cavaliers appartenant aux deux tribus du soff adverse : les Sican et les Nouaiel. Le stratagème de défense adopté a consisté à se mettre en trois rangs de dix fantassins tirant le feu sur les assaillants à tour de rôle faisant ainsi croire à leur grand nombre. C’est ainsi, rapporte-t-on, qu’ils ont réussi à repousser cette attaque au cours de laquelle ils n’ont eu aucune perte, si ce n’est une « marmite borma » qui s’est brisée lors de l’affrontement armé. Victorieux, les Adhara et Mrazigue qui racontent cet épisode, en tirent gloire, donnent à ce lieu le nom de « borma », une manière de railler les tribus ennemies mises en déroute. Ce toponyme choisi du nom de cet objet symbolique fait affront aux assaillants puisque la borma, cette marmite en poterie, identifie la femme voire précisément la matrice. Et par ailleurs, de par sa couleur noircie par la fumée elle est un porte-malheur. Dans la vie quotidienne, cet objet usuel est caché par la femme qu’elle évite de donner à voir à l’homme. Cet épisode qui est à l’origine de la désignation de ce lieu est aujourd’hui ignoré. Sa dimension symbolique du temps jadis a disparu. Autre temps, autre mœurs. El Borma n’est plus aujourd’hui que le nom identifiant le principal champ pétrolifère du pays.
Epilogue
Enfin, quelques considérations, à propos de la marque du passé sur le présent, relative aux Mrazigue qui célèbrent annuellement, lors d’un festival, leur identité bédouine.
Le tableau de la vie sociale au Sud-Ouest à l’orée du XXème siècle donne corps au schéma établi par Ibn Khaldoun de cette civilisation sous une forme idéaltypique, comme « construction abstraite ». Cette société rurale dont on a dressé un inventaire répond de la « civilisation bédouine » dont la casabiya est l’esprit, où l’organisation sociale est lignagère, la violence est valorisése, la mobilité est la règle, et qui a prédominé jusqu’alors. Depuis, le bédouinisme, al badàwa, décline, annonçant la fin d’une époque historique.
La rupture radicale avec le passé s’est faite au prix d’une transvaluation. Le nomade démâté se convertit à l’arboriculture et se fixe dans des cités oasiennes urbanisées fondant parfois son propre village. Mais, généralement, la tribu, désagregée, est parcellisée en villages séparés. Ainsi, chaque village oasien comporte plusieurs segments de tribus différentes.
Alors que partout la fusion intègre dans un espace urbanisé l’élément nomade et sédentaire, sans les confondre totalement, la tribu des Mrazigue a adopté un modèle original de sédentarisation. Préservant une certaine pureté ethnique, en faisant prévaloir en son sein sa qualité religieuse, « maraboutique », elle s’est concentrée dans une agglomération, formée par deux groupements lignagers (Aouina, Douz Est et Ouest), qui , au cours des dernières décennies a développé, par voie de densification, un tissu urbain continu et acquiert ainsi les caractéristiques d’une ville. Douz est bel et bien la ville des Mrazigue, constituée par ossification spatiale d’une structure tribale dont les fractions correspondent aux quartiers de résidence. Une telle singularité est le fait d’une tribu, dont la formation historique est la dernière en date dans le réseau des tribus du Sud-Ouest, qui a tenu, à contre temps, à se pérenniser.
En effet, la ville de Douz présente une disposition segmentaire lignagère en quartiers résidentiels propres où se répartit une population tribale regroupée autour de deux saints, Ghoth et Mahjoub, auxquels on attache encore une croyance invétérée, et unie, en dépit d’une division binaire interne, du fait de son appartenance sociale à la même tribu, les Mrazigue. Urbanisée, cette agglomération s’est dotée, depuis 1957, d’une organisation municipale qui regroupe les représentants des deux fractions rivales, issues de la division en deux groupements, tous Mrazigue, les gens de Aouina et de Douz. Par convention, la présidence de cette institution municipale est, selon une règle implicite, confiée par rotation au représentant de l’un et de l’autre, pour un mandat électoral, à tour de rôle.
On peut attribuer la particularité de cette tribu qui s’adapte à la vie moderne en créant sa propre ville préservant ainsi l’unité de cette communauté tribale, en dépit des dissensions internes, à l’attachement à un statut religieux et à l’esprit de corps du dernier né des groupes tribaux, tous dissolus ailleurs. La casabiya est, chez les Mrazigue, à fondement religieux. Et de surcroît, la qualité de sainteté ne se limite pas, comme ailleurs, aux saints fondateurs, mais elle est plutôt diffuse parmi tous les descendants de l’ancêtre éponyme, sans être l’apanage d’une branche particulière. Les Mrazigue comptent deux saints patrons qui plutôt que concurrents sont complémentaires et dont les zaouias sont placées pour l’un, Ghoth, à Douz, pour l’autre, Mahjoub, à Aouina. Ghoth qui signifie secours est, auprès Dieu dont il est l’intermédiaire, le refuge. Mais tous partagent cette sainteté et n’importe qui parmi eux peut devenir saint, istaghwath, croit-on. Le second saint est nommé Mahjoub, c’est à dire caché du regard, protégé et protecteur des siens qui portent en eux, dans le secret, sa qualité. On rapporte que le Ghoth émit « le vœu mystique suivant lequel la population des Mrazigues resterait assurée de posséder dans son propre sein et jusqu’à la fin du temps, quatre-vingt marabouts, tous vivants. Dès que l’un d’eux viendrait à mourir, il serait aussitôt remplacé par un nouveau »86. D’une présence réelle ou virtuelle, en tant que potentialité, les saints se répartissent, d’après la légende, ainsi : 20 d’entre eux sachant qu’ils sont saints et sont reconnus par tous les Mrazigue ; 20 sachant qu’ils possèdent cette qualité mais ne sont pas reconnus comme tels par tous ; 20 tout en étant vénérés par la population n’ont eux-mêmes aucune certitude quant à leur qualité ; et 20 autres ignorent leur qualité et sont également ignorés par leurs entourage. « Dieu seul les connaissant et les ayant désignés dans le secret de ses desseins »87. J.Seran souligne en relevant, en 1947, une telle tradition : « Cette croyance dans la pérennité des 80 marabouts vivant depuis l’époque de Ghoth s’est bel et bien perpétuée jusqu’à la nôtre », précisant qu’ « il s’agit bien là d’une croyance effective et non du simple respect d’une légende »88. A y croire, le mythe devient réalité.
Cette communauté tribale, aussi accueillante que fermée sur elle-même, cultive dans le secret, qu’on préserve comme une identité cachée une croyance intime en sa qualité sacrée, reconnue et valorisée entre soi, en se préservant de toute ostentation devant autrui. Si cette qualité spécifique est toujours réactualisée, en général, c’est la piété qui voile la sainteté.
Une autre raison d’ordre démographique et de morphologie sociale peut expliquer la particularité de la ville-tribu qui ressort à la comparaison avec une tribu voisine. Alors que la puissante tribu des Ouled Yagoub, une sorte d’«aristocratie guerrière », compte une population de 1720 personnes et dont la sédentarisation s’effectue dans la dispersion, par fraction, dans plus de six villages oasiens du Nefzaoua auprès de leurs alliés sédentaires, la tribu des Mrazigue, cette « aristocratie religieuse », forte d’une population de 4592 personnes, se concentre le temps de la pause en un seul point d’attache saharien, Douz et Aouina, leur propre agglomération. Le nombre et la concentration géographique font la différence.
Par ailleurs, l’excentricité de ce port d’attache situé à l’orée du Sahara, dans une situation géographique marginale, favorise l’attachement à l’identité tribale qui trouve une traduction dans l’espace urbain. Le lien affectif avec le Sahara, horizon mental auquel les Mrazigue restent effectivement liés, est encore aujourd’hui entretenu, puisque, par groupes de familles, motorisés, ils se rendent au cours des vacances scolaires d’hiver et de printemps dans le désert, désormais lieu de villégiature, où ils séjournent sous la tente accompagnant, pour les uns, de menus troupeaux ovins et caprins. D’aucuns proclament la propriété du Sahara au moment où il leur échappe réellement et légalement. C’est ce que réclame un marzougi, vieux résistant à l’occupation française : « nimlku assahra, le sahara nous appartient », dit-il.
La raison majeure de la création d’une ville tribale serait d’ordre historique : la formation tardive de la tribu, à une date relativement récente. On a estimé le moment de son apparition au dernier quart du XVIIIème siècle en s’appuyant sur une documentation administrative, quoique cette évaluation est faite par défaut. Mais notre surprise fut grande, bouleversante, quand j’apprend incidemment que le tombeau de l’ancêtre éponyme, Marzoug est récemment identifié, dans la solitude, à Gueliada, sur une colline de sable surmontée de quelques palmiers sauvages, zira, aux abords d’un village situé sur la frange sud du Chott, Beni M’hammad. Si, auparavant on reconnaît vaguement qu’il est mort à Gueliada, on en ignore le tombeau qui n’a jamais été l’objet de visites rituelles. La majorité des Mrazigue n’en font pas cas, sans que cette omission ne soit produite par inadvertance ou par négligence, car la mémoire est faite d’oubli. La redécouverte du tombeau de Marzoug (les contradicteurs des Mrazigue de Douz, ceux de Aouina l’attribuent à son fils Yahia) et l’intérêt, récent et limité à certains lettrés de culture religieuse, qu’on lui porte revient à l’initiative d’un imàm, notaire, cadl, de profession, appartenant à la fraction des Abidàt (Douz Ouest) qui a rendu visite en mai 1987 à ce tombeau ressugi de l’oubli. Et on décide aussitôt (juin 1987) d’ériger un mausolée sur le tombeau au dessus duquel on pose une plaque commémorative marquée d’une épitaphe dont le texte se réfère à un arbre généalogique (sajàra) qui confère à Marzoug la qualité de sharif, comme étant descendant de Ali, le cousin du Prophète . Dans la conjoncture de l’époque (années 80), cette action serait une réponse au regain de la religiosité dans sa mouture islamiste. Réaction qui, dans cette communauté, révèle non pas un retour au culte des saints mais plutôt sa perpétuation. L’originalité des Mrazigue tient à ce lien indéfectible avec un saint qui est en même temps l’ancêtre éponyme fondateur de la tribu, et au fait qu’à cette figure mythique correspond un personnage historique. Aucune autre tribu tunisienne n’identifie le tombeau de son ancêtre qui reste un personnage légendaire dont on ignore le lieu de sépulture.
On peut conjuguer toutes ces raisons, d’ordres spirituel, socio-géographique, historique évoqués entre autres, pour expliquer le phénomène. Toujours est-il que la ville-tribu est une singularité historique. Faut-il la considérer comme une hystérésis, soit un retard dans l’évolution générale ? Est-ce un archaïsme ou plutôt une innovation, un renouveau, l’esprit ne meurt que pour renaître ? La question s’est posée à C. Lévi-Strauss qui écrit : « Il s’agit de choisir entre deux interprétations possibles du terme ‘ archaïque’. La survivance d’une coutume ou d’une croyance peut, en effet, s’expliquer de deux manières : ou bien la coutume ou la croyance constitue un vestige, sans autre signification que celle d’un résidu historique épargné par le hasard, ou en raison de causes extrinsèques ; ou bien elle a survécu parce qu’elle continue, à travers les siècles, de jouer un rôle, et que ce rôle ne diffère pas essentiellement de celui par lequel on peut rendre compte de son apparition initiale. Une institution peut être archaïque parce qu’elle a perdu sa raison d’être ; ou, au contraire, parce que cette raison d’être est si fondamentale qu’une transformation de ses moyens d’action n’a été ni possible ni nécessaire. »89.
En effet, la modernité n’est pas exclusive de la primitivité ; elles sont contemporaines. La primitivité, loin d’être ce qu’on appelle une « survivance », renvoie par contre à une antériorité qui, bien que résiduelle, témoigne d’une qualité fondamentale. « L’archaïsme est notre horizon, celui où débute l’histoire, notre irréductible passé »90, écrit Remo Guidieri. On rejoint alors Ibn Khaldoun pour qui l’histoire débute toujours avec l’archaïque, la primitivité est fondatrice et demeure comme dimension originelle.
Références bibliographiques
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* Etude présentée succinctement et en partie au Colloque International : Le Sahara, lien entre les peuples et les cultures, tenu à Douz le 19-22 dec. 2002, organisé par la Chaire de Ben Ali pour le Dialogue des Civilisations et des Religions, Université de Tunis.
1. Ibn Khaldoun, Kitàb al ‘ibar, al Muqaddima, Beyrouth, Dar al kitàb al lubnàni, 1967,p.228. Le texte français utilisé, avec des modifications, est Ibn Khaldùn, Discours sur l’Histoire Universelle (al-Muqaddima) ; trad.Vincent Monteil, Beyrouth, Commission Internationale pour la Traduction des Chef-d’œuvres (T.I et T.II), TI, p.245.
«تعلموا النسب و لاتكونوا كنبط السواد، إذا سئل أحدهم عن أصله قال من قرية كذا »
2. Ibn Khaldun,Discours sur l’histoire universelle, Al –Muqaddima, trad.V.Monteil, T2, p.240. Dans le texte arabe, p.636.
3. Lucette Valensi, Fellahs tunisiens, Paris Edit.Mouton, 1977,p.22.
4. Charles Monchicourt, La région du Haut-Tell, 1913, p.39.
5. André Martel, Les confins saharo-tripolitains de la Tunisie( 1881-1911), Paris, 1965.p.61.
7. Pierre Moreau, « Un cas concret de sédetarisation, Les OuladYacoub dans le Sud Tunisien », in 70eme Congrès de l’Association Française des Sciences, III,Tunis,, 1951, pp.273-277.
8. Ibid., p.276.
9. Jean Seran, « Les conditions de vie dans le Sahara Tunisien », in Cahiers Charles de Foucault, 1950, 2ème trim., p.98.
10. Jean Seran, Parcours Marazig, Tunis, Iprimerie la Rapide, 1948, p.154.
11. Ibid., p.155.
12. Gilbert Boris., Documents linguistiques et ethnographiques sur une région du Sud Tunisisen (Nefzaoua) Paris, 1951, p.156.
13. Bruno Sarel-Sternberg, « Semi-nomades du Nefazaoua » in Nomades et Nomadismse au Sahara, Paris, Edit.U.N.E.S.C.O., 1963 , P.123.
14. J.P.Charney, « Modèle théorique de l’histoire socio-culturelle musulmane des dialectiques maghrébines », in Actes du premier congrés d’études des cultures méditérranéennes d’influence arabo-berbère, Alger, 1973.
15. Abdelkader Zghal, « Les sciences sociales et la logique interne de la Tunisise Ottomane », in Structures et cultures précapitalistes. Actes du colloque tenu à l’Université Paris VIII, dir..R. Gallissot, Editions Anthropos, 1985-81pp.339-347.
16. Ibn Khaldou, Muqaddima, op.cit.p.219. Discours sur l’histoire, op.cit, p.250.
17. Ibid., ,p.236.
18 Ibid, p.224. Discours sur l’histoire, op.cit., p.255.
19 .Ibid,p.23.
20. Ibid ; p.22.
21. Ibn Khaldoun, Muqaddima, op.cit., p.232.
22. Ibid. p.262.
23. Jean Seran, Parcours Marazig, Tunis, 1948, p.28
24. Archives Nationales, Tunis,, Série A,Carton .190, dossier 17, lettre du 27 dec.1906.
25. Raymond Jamous, Honneur et Baraka, les structures sociales traditionnelles dans les Rif, Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1981, p.34.
26. Archives de l’Institut, du Mouvement National de Tunis. Copie en micro-film des Archives françaises,Fonds Résidence, Bobine G15, Carton 16. « Notes suscintes sur le Nefzaoua », datés du 1°.nov.1904.
27. Archives Nationales (A.N.), Registres fiscaux .
28. J.Seran, Parcours, op.cit,.p.94.
29. Ibid., p.89 .
30. Pierre Moreau, Des lacs de sel aux chaos de sable- Le pays des Nefzaouas, Tunis, Edit. I.B.L.A.,1947, p.121
31. Geneviève Bedoucha, L’eau, l’ami du puissant .Une communauté oasienne du Sud-tunisien. Paris, Editions des Archives Contemporaines, 1987, p.164 .
32. Archives Nationales, Série A, 199, dossier1. Document daté du 29novembre 1909.
33. G.Boris, Documents linguistiques et etnographiques......op.cit., p.56.
34. Archives de l’Institut du Mouvement National, Bobine G15., carton 116.
35.Emile Violard, L’extrême-Sud tunisien, Tunis, 1905, p.62 ; L.Augias, « Deux années au Nefzaoua », in Revue Tunisienne 1911, p.51.
36 Moreau, Des lacs de sel, op.cit.p.178.
Les données statistiques ne spécifient pas le groupe ethnique des noirs comme catégorie distincte. Seule l’enquête sur le terrain en fournit quelques renseignements. Actuellement, au Nefzaoua, dans la Délégation de Kebili et de Souk al-Ahad, la population noire est relativement forte dans diverses agglomérations. Pierre-Robert Baduel, qui a essayé de quantifier la population des noirs, écrit en 1980 : « Les enquêtes que j’ai mené par maison sur l’ensemble des deux oasis de la presqu’île ont permis de dénombrer à Negga 17% (24 sur 197 maisons) et à Glea, 13% (16 sur 120 maisons) de maisons noires ». Baduel (Pierre-Robert), Société et émigration temporaire au Nefzaoua, Sud Tunisien, Paris, édit.C.N.R.S., 1980, p.11.
37. Ibid. p.133-134.
38. J.Seraan, Parcours Mrazigues, op.cit.p.23.
339. Ibid p.41 نبّعد أولادي على النّز نّز يدي الغصايص
نصف بطونهم عم العّز ولا مليهن و الرخايص
40. Bukhari, Sahih, édition Dar Ibn kathir, al Yamàma, Beyrouth ,1987, Tome II, Kitab al muzàrac a, ا
p..81"لا يدخل هذا لبيت قوم إلا أدخله الله الذّل"
Ibn Khaldoun, Muqaddima, op.cit,.p.249 :فهو دليل على أن المحّرم موجب للمذّلة , Ibn Mandhur, art.s.k.k
.41. ويحك من العربي إستزعب ومن الزعبي إستعرب
42. Datée de 1947, une photo d’un campement de tentes d’une sous-fraction d’une tribu dans le désert d’Arabie (reproduite par R.Montagne) montre une série de lignes, dites megtir (au sing.), de tentes espacées dont la forme longitudinale est celle des maisons construites en dur. La similitude avec les quartiers lignagers du village de Douz est frappante. Robert Montagne, La civilisation bédouine, Edit.Hachette, 1947, p.65.
D’ailleurs, au moment de la sédentarisation définitive des tribus du Sud-Ouest, fixées à proximité des nouvelles oasis, elles créent spontanément des villages sur ce modèle. Encore recemment et jusqu’aujourd’hui, le village de Faouar a le même aspect que Douz en 1886.
43. Ahmed Ibn Abi Diàf, Ithaf ahl az-zamàn bi-akhbar muluk tunis wa cahd al aman, 3e Edition M.T.E., Tunis. T.II, p.140.
44. Ibn Abi Diàf, Ithàf...op.cit. p.16.
45. Archives Nationales, Série Historique, carton 184, dossier 1020.
nou46. G.Boris, Documents linguistiques et ethnologiques, , op.0cit.p.44
47. A.De Biberstein Karizinirski, Dictionnaire arabo-français,Paris, Maisonneuve et Cie Editeurs, 1860. souligné par s .
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61. Ibid, p.658. Se réfère à Ibn Khaldoun, Kitàb al ciba...T.IV, p.702, de l’édit.Dar e-kitàb al carabi, 1983.l
62. Jean-Léon l’Africain- Description de l’Afrique... Edition Adrien-Maisonneuve, Paris, 1956, T.II, p.442-443.
63. Robert Brunschvig, La Berbérie Orientale sous les Hafsisdes. Des origines à la fin du XVème siècle,Edit.Adrien-Maisonneuve 1947.T.II. p.169
64. Ibn Khaldoun, Muqaddima, op.cit.p.244-246, Notre traduction,voir celle de De Slane. Les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, 1863, T.Ip.291-293, et celle de V.Monteil, IbnKhaldoun, Discours sur l’Histoire universelle al Muqaddima), op.cit. T.I, p.276-278.
65. Ibn Khaldoun, Muqaddima, op.cit. P.237 .
66. A..Zghal , op.cit,.p.346
67. Cité par P.Moreau, op.cit.p.97.
68. Archives Nationales, Registre fiscal n°257.
69. A.N., Nationales, fiscal n°281.
70. P.Moreau, op.cit, p.100.71. Ibid.
72 L.Augias, « Deux ans au Nefzaoua » in Revue Tunisienne, 1911, p.50.
73. G.Boris, Documents linguistiques, op.cit.p.96.
74. Deambroggio dit Kadour, « Kanoun orfia au Sud Tunisien », in Revue Tunisienne, 1902, p.348.
75. Institut du Mouvement National, Archives Fonds Résidence, Bobine 116.
76. Jean Seran, Parcours Mrazigue, op.cit. p.21-22.
77. P.Moreau, op.cit.p.105.
78. R.Montagne, Les berbères et le Makhzen dans les Sud du Maroc, op.cit., p.189-190.
79. Raymond Jamous, Honneur et Baraka, les structures sociales traditionnelles dans les Rif,Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris 1981, p.84.
80. Seran, Parcours Mrazigue, op.cit.p.36.
81. Ibid.p.38.
82. Ibid.p.41.
83.J .de Bechevel, Note concernant les tribus de Nefzaoua,in Archives de l’Institut du Mouvement National, Arch.Résidence, Carton 116 Bobine G.15.
84. P.Moreau, op.cit.p.106.
85. J.Seran, Parcours Mrazigue, op.cit, p.43
86. J.Seran, Parcours, op.cit. p.25.
87. Ibid..
88. Idem, p.27.
89. Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton et co, La Haye, 1967, p.73.
90. Remo Guidieri, L’abondance des pauvres, Edit.du Seuil, Paris, 1984, p.11. x